Mais qu'est-ce que ça peut leur faire, qu'un homme embrasse un homme, une femme ou les deux? Qu'une femme embrasse qui elle veut, quand elle veut, où elle veut? Qu'est-ce que ça peut leur faire qu'on vénère Dieu, Yahvé, Allah... ou aucun Dieu? Qu'est-ce que ça peut leur faire, qu'on soit noir, jaune, blanc ou de multiples couleurs mélangées? Pourquoi tant de haine, d'intolérance et de frustrations transformées en criminels passages à l'acte? Bref, pourquoi l'humain est-il si inhumain alors que, comme dit le chat de Geluck, on n'a jamais vu un bovin inbovin?
J'en étais là, et lasse, de ces lancinantes questions quand j'ai découvert un des livres de Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature 2015, "La guerre n'a pas un visage de femme". Elle y a recueilli des centaines de témoignages de femmes soviétiques, souvent âgées à l'époque de moins de 20 ans, parties au combat avec ferveur pour défendre la patrie et la liberté, et qui osent, à l'encontre des hommes, qui font de la guerre un mythe glorieux, dire la réalité des combats, capables de transformer une personne sensible en machine à tuer.
"Tout à coup je vois un Allemand sortir la tête hors de sa tranchée. Je fais feu, il tombe. J'ai fondu en sanglots. Quand je tirais sur une cible, ça ne faisait rien, mais là, j'avais tué! Puis ça m'a passé, et voici comment. Nous avons croisé un baraquement ou une maison... il n'en restait que des cendres. Au milieu de ces cendres nous avons distingué des os humains carbonisés... Ces restes étaient ceux des nôtres, des blessés ou des prisonniers qui avaient été brûlés vifs. Après cela, j'ai eu beau tuer, et tuer encore, je n'ai plus ressenti aucune pitié.... Je suis rentrée de la guerre avec les cheveux blancs. Vingt et un ans et la tête chenue comme celle d'une vieille femme."
Svetlana Alexievitch a aussi écrit "La supplication" où l'on découvre la réalité cachée de l'accident nucléaire de Tchernobyl, les gens qui continuent à en mourir, les bébés morts-nés ou monstrueux, et ce qui pourra se passer si la chape de béton- déjà fissurée- qui enferme les réacteurs accidentés laisse échapper un jour des tonnes de nuages encore plus radioactifs que celui de 1986.
Bref, après ces lectures, après avoir parcouru Internet et son flot de nouvelles dramatiques, absurdes ou consternantes, après avoir pris des nouvelles de vieux amis dont le corps part en vrille parce qu'on a beau dire que les gens vivent de plus en plus vieux, ce n'est pas toujours en très bon état, après avoir regardé la pluie tomber en trombes par les carreaux, j'ai été prise d'une énorme envie de plénitude, le mot de la langue française que je préfère, celui qui m'a fait découvrir le bonheur dans mon île grecque... Alors je me suis souvenue d'un tel sentiment éprouvé il y a quelques semaines à Paris.
Ça avait commencé comme une bonne action: aller soutenir les films de Pierre- Loup Rajot présentés à la cinémathèque.( "dans les pas d'Henri Langlois", 4 avril 2016) J'aime bien Pierre-Loup, pas seulement parce qu'il a produit et distribué "Ceci est mon corps", mais pour son grain de folie associé à une solide capacité de faire, qui évite à la folie de rester pur narcissisme. Il y a en lui une réelle interrogation artistique, voire métaphysique, mais j'avoue que lorsqu'il a annoncé que son film d'une heure "A la pêche" était le résultat de 8 heures passées sur une barque en compagnie de deux amis, Jean-Noël le parisien et Yvon le breton, partis une journée en mer, je me suis calée dans mon fauteuil en me disant que l'amitié est parfois un sacerdoce...
La mer, ça berce, les lumières de Bretagne changent sans cesse et dessinent d'improbables horizons, l'odeur des algues et de l'iode se devine pour peu qu'on soit un peu imaginatif. Dans ce calme à peine troublé par le clapotis des vagues et le vroum-vroum du moteur de la barque, je me suis peu à peu lovée et laissée gagner par la plénitude de l'instant, et le bonheur des deux pêcheurs, bonheur nourri de l'amitié qu'ils se portent depuis 30 ans, qui les autorise à se vanner, à rire, à se concurrencer parfois sans aucun rapport de forces malsain, tandis qu'affleure dans leurs regards et dans leurs gestes le plaisir et la jubilation qu'ils ont à être ensemble. Comme un couple, lorsqu'il s'aime depuis longtemps, arrive à ne plus s'affronter que pour rire.
Quel rapport avec les horreurs décrites en introduction? Le fait qu'à ne plus voir qu'elles, on finit, comme le dit Etienne Klein dans le film "Tout s'accélère", à être dans un tel état de désespérance qu'on ne pense plus qu'à détruire le monde au lieu d'en imaginer un où il ferait bon vivre. Créer des instants heureux est la meilleure antidote à cette désespérance, et cette partie de pêche m'a rappelée le mot d'un homme emprisonné par la Gestapo à qui son père avait dit: "Où que tu ailles, quoi qu'il arrive, pense qu'il y a toujours quelque part un pêcheur à la ligne". Conduit à la prison Montluc dans une voiture longeant le Rhône, l'homme a regardé vers la berge, et aperçu un pêcheur au bord de l'eau. Ce qui, inexplicablement, lui a donné du courage.