J’ai visité l’exposition sur l’œuvre du photographe américain Richard Avedon (jusqu’au 28 septembre au Jeu de Paume à Paris, métro Concorde). Avedon est très connu pour ses photos de mode qui ont sorti les top models de leur univers figé en leur donnant du mouvement et de la fantaisie. Mais cet homme beau et tourmenté a exploré d’autres milieux : celui des artistes, des écrivains, des hommes politiques et, pour une commande, l’Ouest américain où il a photographié des mineurs, des ouvriers, des barmaid, des SDF, bref des anonymes, avec la même méthode que les mannequins : fond blanc, gros plans et mise en condition du sujet.
En comparant ces portraits, je me disais que les deux plus terribles inégalités qui séparent les riches et les pauvres sont d’une part l’espérance de vie, d’autre part l’expression du regard, tant celle des intellectuels et artistes reflétait de passion ou de malice, alors que celle des pauvres reflétait la tristesse et l’impuissance face à leur destin. Ces photos d’inconnus de l’Ouest américain ont d’ailleurs fait scandale tant elles ont mis l’Amérique face à sa misère sociale. Certains des sujets photographiés ont réagi violemment, l’un en changeant immédiatement de métier, l’autre, belle et dynamique jeune fille, bien différente de celle qui apparaît sur la photo, en apostrophant Richard Avedon : « Ca ne me ressemble pas, ce n’est pas moi du tout ». Réflexion qu’on se fait souvent en se voyant soi-même en photo. A laquelle Avedon répond avec superbe : "Un portrait n'est pas une ressemblance. A partir du moment où une émotion ou un fait devient photographie, ce n'est plus un fait mais une opinion. La notion d'inexactitude n'existe pas pour un photographe. Toutes les photographies sont exactes ; aucune n'est vraie."
Ce qui intéresse l’artiste, ce sont les contradictions et les paradoxes que chacun s'acharne à enfouir. Ainsi a-t-il saisi la fêlure de Marylin Monroe. Il raconte dans le film qui complète l’exposition[1] que l’actrice lui a d’abord fait un « numéro de Marylin », puis, épuisée par sa prestation, a eu soudain cette expression de lassitude qui transparaît dans la photo et laisse entrevoir la fin tragique de la jeune femme.
La photo, en somme, serait la conjugaison de l’émotion du sujet et du pouvoir du photographe. Mais il y a plus. Je suis allée voir cette exposition avec un ami, qui n’a pas perçu la tristesse des anonymes comme je l’ai ressentie. Il les a trouvé plus rustiques et brutaux que malheureux… J’ai une sensibilité politique plus sociale que la sienne.
La photo, que l’on croit objective à travers l’objectif, dépend donc de trois regards subjectifs : ceux du modèle, du photographe et du spectateur. Qui dit subjectif dit émotionnel. C’est peut-être pourquoi notre époque abreuvée d’images beaucoup plus que de mots ou de réflexion sombre dans le culte de l’émotionnel et de la réactivité à court terme.
[1] A voir absolument : le narcissisme exacerbé de Avedon dissimule, lui aussi une fêlure, celle des rapports avec son père, juif d’origine russe, dont il ne s’est pas senti aimé.