Mon voisin est schizophrène. Comme 1% de la population en France et dans le monde.
Ce chiffre est stable depuis des décennies. Cela fait 650 000 personnes comme lui en France. Je l’ai rencontré il y a une dizaine d’années à un vide grenier, il m’avait gardé mon stand pendant que j’allais prendre un café au bistrot d’à côté. J’ai compris qu’il était malade à cause de son regard qui dérape parfois sous l’effet des neuroleptiques et de sa diction lente et appliquée, à la limite de la patate chaude dans la bouche quand il vient de recevoir son injection. Depuis 30 ans en effet, il est régulé par un traitement, ce qui ne l’a pas empêché de faire plusieurs séjours en HP lors de décompensations.
Je connais sa sœur, son frère, ses amis. Car ce garçon a l’immense privilège de n’avoir pas été abandonné aux seules institutions spécialisés, aux experts psy et aux préfets qui vont bientôt décider de la sortie ou non d’un malade, si vous voyez ce que je veux dire… Il est entouré d’un réseau d’amitiés qui lui permettent de vivre en ville. Il a travaillé pendant 20 ans, a cessé après deux crises et séjours en HP où il a régressé. Il veut à nouveau travailler, dans un CAT. Vouloir est un grand mot. Il veut, mais a du mal à concrétiser. Comme tous les malades, mentaux ou pas, il souffre de sa maladie et en profite aussi : on s’occupe de lui. Au risque de l’infantiliser. Alors, j’ai appris à ne pas céder à la compassion ni à la culpabilité. Quand il s’ennuie, il téléphone à tous les gens qu’il connaît. S’il ne me trouve pas au bout du fil, il ricane : « T’es encore en vacances ? » Je l’ai engueulé : « Peux-tu te souvenir une seconde que je bosse ? ». Je lui ai interdit de sonner chez moi sans prévenir. J’ai exigé qu’il me rende les quelques sous qu’il m’avait empruntés un jour.
Comment aimer lorsqu'on est psychotique?
J’ai compris qu’il était malade par sa capacité à être à côté de la plaque, à raconter des horreurs à voix haute ou à rire quand on lui annonce une mauvaise nouvelle. De temps à autre, je lui offre un verre au bistrot : on discute de politique, de sa famille, de ce qu’il aimerait faire, de ses problèmes d’amour ou plutôt d’absence d’amour. Comme il sait que j’ai écrit des textes érotiques, il me parle de sexualité, et je l’ai parfois recadré…
Un jour, il m’a dit cette phrase poignante : « Tu sais, je te raconte ce que je ressens, mais je ne sais pas si je le sens vraiment ou si je le sens à travers l’écran des médicaments. Ca fait 30 ans que je ne sais pas comment sentent les gens normaux. » J’ai eu envie de creuser cela en le faisant parler de ce qu’il y a dans sa tête avant, pendant, après. Car un schizophrène traverse des strates mentales tout à fait normales, puis des gouffres d’angoisse, puis des remontées glauques ou baveuses après une crise. De nos entretiens, j’ai fait un texte, de ce texte, ma fille a réalisé un court-métrage magnifique, qu’il a aimé. Ne serait-ce que parce qu’il a découvert à cette occasion que je ne lui parlais pas par pitié ou compassion mais parce que ce qu’il est m’intéresse.
L’autre jour, il avait envie de se promener, il faisait un froid de gueux. Je lui ai proposé de venir au marché avec moi, puis nous sommes passés chez lui manger une tartine et boire une bière. Normal, quoi. Sa famille a la même attitude : elle s’occupe de lui mais le rabroue, lui demande d’assumer certaines tâches, le vanne quand il est pénible. Ce jour de marché, il a murmuré qu’il était content de me voir, je lui ai répondu que moi aussi. Il a hésité… « Tu sais, je ne suis pas un schizo violent, je n’ai jamais été violent. »
J’ai compris qu’il était profondément blessé par tout ce qu’on raconte sur sa maladie depuis les deux meurtres commis par des malades en crise. Drames horribles, qui font hélas partie de l’impondérable, comme la cheminée qui tombe sur la tête d’un passant et le tue un soir d’orage. Le passant s’est trouvé au mauvais endroit, au mauvais moment, mais va-t-on pour autant faire une loi sur les cheminées et interdire les orages ? (quoique, avec ce Nicolas, on peut s’attendre à tout).
On ne peut pas prévoir si un malade va décompenser ou non. En revanche un de mes amis éducateur chez les « neuneus », comme il les appelle pour les vanner et sans aucun mépris, roi du politiquement incorrect que les malades adorent, en revanche donc, les malades stabilisés ont besoin d’un cadre rassurant et aussi près que possible de la vie normale. Dans une atmosphère d’incertitude et de peurs distillées quotidiennement, ils sont plus sujets à péter les plombs.
Ca mériterait une réflexion de fond : admettre que les 650 000 schizophrènes existent (plus environ un million d’autres psychotiques) mais les intégrer dans la ville, avec des éducateurs et des soignants reliés à eux, prêts à désamorcer leurs angoisses et à réagir dès qu’une crise s’amorce. N’interner que les malades mentaux dont la dangerosité est avérée. Ne serait-ce pas plus efficace pour eux et pour la sécurité publique que de les enfermer au cas où… alors que des drames comme ceux qui ont eu lieu représentent moins d’un cas sur 100 000 ? Va-t-on les enfermer alors qu’on sait qu’en HP les malades ont tendance à régresser quand ils se trouvent au contact de cas plus graves qu’eux, et que de toutes façons, vue la pénurie de personnel et de locaux, ils seront livrés à leurs cauchemars dans une solitude encore plus angoissante, ou alors, c’est le risque, ligotés dans des camisoles chimiques qui nient leur potentiel d’humanité ?
Toutes les photos sont extraites du court-métrage: "Schizophrénie en trois temps" réalisé par Lauranne Simpère.