Tandis que je tape sur mon clavier, Jerry sieste dans le bac à courrier. De temps à autre, tourmentée par un rêve de chat, elle sursaute. Puis bondit. L’animal inerte une seconde avant traverse la pièce en un éclair, poursuit une proie onirique et cogne d’un mur à l’autre avec la précision implacable d’une boule de billard heurtant les bandes du tapis vert. Avant de réintégrer sa couche, non sans avoir bazardé les feuilles qui jonchent mon bureau. Je la chasse en hurlant, elle cavale dans l’escalier et se glisse sous la cuisinière dans un recoin où ne passerait pas une souris. Totalement élastique, elle sait occuper un m2 de surface lorsqu’elle s’étale sur la table de la salle à manger en position Bouddhique, pattes croisées devant elle, sourire mystérieux dans la moustache, ou devenir filiforme pour se cacher. J’éclaire son recoin, elle me regarde avec reproche. Dois-je m’excuser ? Comme un magma martien, elle s’aplatit, s’extirpe de son antre et retrouve sa forme de chat une fois dehors en m’ignorant superbement.
Au commencement était le chat sauvage dont l’origine géographique reste mystérieuse, pistée à l’aide de tests ADN par une équipe de chercheurs qui hésitent entre Turquie ou Egypte[1]. Ce chat originel se nourrissait de petits oiseaux, mulots et autres bestioles à la campagne, eau de mer et poissons sur le littoral. Autonome, totalement. Un jour, il s’approcha des humains. Il remarqua que leur campement attirait toutes sortes de bestioles tentées par les miettes de leur repas. Bref, ce lieu constituait une réserve de chasse idyllique. Le chat originel s’approcha en miaulant et ronronnant de l’humain … et l’apprivoisa instantanément. Lorsqu’en prime il lui offrit une souris, l’humain fondit littéralement et lui servit une assiette de nourriture pour le récompenser. Le pacte était conclu : « Je m’amuse à chasser, tu me nourris ».
Car le chat adore chasser. Même gavé de boîtes industrielles, il ne résiste pas au plaisir de sauter sur un merle ou un mulot, jouer avec, le dépecer et vous l’offrir sans en goûter la moindre bouchée. Le chat est donc le seul animal à se faire nourrir sans contrepartie, uniquement soucieux de son bon plaisir. Il a pour cela une arme redoutable : nul ne résiste à un chat qui a décidé de séduire. En revanche, nul ne peut séduire un chat qui n’en a pas envie. Il ne repousse pas violemment l’intrus, il s’éloigne avec une indifférence hautaine. Certains humains, vexés, taxent l’animal d’hypocrite.
Hypocrite ? Que nenni. Le chat est l’animal le plus franc qui soit, tourné vers son plaisir et ayant compris qu’on obtient tout par le charme. D’où son allure… féline, sa grâce naturelle, sa force comique dans certaines mimiques, sa capacité à s’approprier son univers qui cesse bientôt d’être le vôtre. On habite avec son chat plus qu’il n’habite chez vous. Les spécialistes de l’animal recommandent d’ailleurs de laisser le chat sur place si on vend sa maison : il s’adaptera mieux à un nouvel humain, destiné de toutes façons à le servir, qu’à un nouveau cadre de vie. Il suffira que le nouvel arrivant se familiarise avec les différents miaulements qui demandent « à manger ! », « ouvre la porte », « une caresse », et qu’il apprenne à caresser ou gratter exactement là où l’animal le souhaite, et à cesser de le faire sans se vexer lorsque celui-ci, repu de plaisir, s’abandonne à une sieste post-orgasmique. Il n’y a pas relations plus saines : le chat aime qui lui donne du plaisir, sans aucune dépendance affective, et offre en échange un immense plaisir : celui de le regarder vivre et de le caresser.
Il se nourrit sans boulimie, par petites quantités, d’où la possibilité de le laisser seul plusieurs jours avec des provisions : il gère au lieu de s’empiffrer comme un vulgaire hamster et de mourir d’indigestion. Il est aussi capable de jeûner sans mourir : un vacancier qui l’y avait enfermé par mégarde a retrouvé son chat dans son garage après douze jours : malingre, fâché, mais vivant. En hiver, le chat survit à des températures glacées, en été, il supporte la canicule. Il voit la nuit, organise des jeux nocturnes avec des règles extrêmement compliquées, quiconque les a observés au crépuscule peut en témoigner, et disparaît en laissant flotter son sourire dans l’espace, Alice le sait. Enfin, lorsqu’il se sait en danger, le chat organise sa défense. C’est ainsi qu’à Rome, les chats du Colisée devenaient si nombreux qu’il fût décidé de s’en débarrasser…. Plan d’urgence de séduction : le ministère du tourisme, s’avisant que les félins constituaient l’une des attractions majeures du lieu, ordonna qu’ils soient nourris et conservés. Même chose en Grèce, où les chats ornent les calendriers et les cartes postales, bénéficiant de ce fait d’une protection vétérinaire et alimentaire. On se borne à en limiter la prolifération. Car le chat est un violent de l’amour: le pénis félin est hérissé de pointes qui s’écartent et raclent le vagin de la femelle quand il se retire, cette douleur intense stimulant l’ovulation, Dieu est quand même un sacré misogyne pour systématiquement s’attaquer au plaisir féminin (« tu enfanteras dans la douleur »).
Vénéré dans l’antique Egypte et enterré auprès des pharaons, le chat a tout pour devenir maître de l’Univers. L’humanité peut disparaître, il survivra. Reste la question : qui choisira-t-il pour le servir ?
[1] [1] Informations tirées de mes observations et d’un documentaire scientifique diffusé récemment sur France 5