« En couple » : certains s'affirment comme tels sur les réseaux sociaux deux jours après la soirée qui les a réunis dans le vertige du désir et du séduire, comme s'il y avait impérieuse nécessité à clamer à la population: « J'ai un mec, j'ai une nana ! » Vous remarquerez qu'on clame plus souvent « j'ai » que « j'aime » et ça devrait interpeller.
Du temps où les gens se mariaient pour la vie, pas toujours avec passion, mais avec l'intention de fonder un foyer et de construire une vie commune pérenne, le couple était clair : une association entre un homme et une femme- à l'époque, pas de mariage entre personnes de même sexe- pour perpétuer le modèle familial de leurs parents. Le régime matrimonial de base était alors la communauté simple, qui versait dans la corbeille non seulement les biens acquis durant le mariage, mais aussi ceux possédés par chacun des époux avant le mariage. 1 + 1 n'égalait même pas deux, mais 1 : le couple effaçait l'homme et le femme (la femme un peu plus...) La communauté est ensuite devenue « réduite aux acquêts », ce qui permet à chacun des conjoints de conserver comme bien propre ce qu'il possédait avant le mariage. Maigre progrès...
Le seul contrat laissant à chaque individu son autonomie financière est « la séparation de biens », qu'adoptent 10 à 12% des couples. C'est peu, et cela témoigne de l'idée fusionnelle attachée au couple. La séparation de biens protège la famille tout en reconnaissant l'indépendance financière de chaque conjoint mais elle suscite autant de réticences que le fait de faire chambre à part, alors même que tant de gens avouent dans l'intimité que dormir à deux est compliqué si l'un ronfle, l'autre a toujours froid (ou chaud), se lève dans la nuit, allume pour lire en cas d'insomnie, etc. Mais affirmer qu'aimer ne veut pas dire mélanger son argent avec celui de l'autre, ni faire forcément couette commune, dur, dur...
Communauté de vie, pourquoi pas ? Encore que je pense que le seul moyen pour vivre longtemps ensemble est de ne pas vivre en permanence ensemble. Les « couples qui durent » comme on dit, affirment neuf fois sur dix être très indépendants, les fusionnels ont explosé en moyenne au bout de 14 ans, souvent plus tôt. Mais quand s'ajoute à la communauté de vie la communauté d'argent, on a tous les ingrédients d'un cocktail explosif, les questions d'argent étant au top des motifs de dispute, avec l'adultère et l'éducation des enfants, et un des principaux points de conflit lors des séparations.
Or l'administration fiscale contribue à perpétuer l'idée que couple= fusion économique. Vous n'êtes plus deux contribuables, mais un foyer fiscal. Pour avoir la possibilité de déclarer séparément leurs revenus, les époux doivent avoir un contrat de séparation de biens ET justifier de deux adresses différentes. Ce qui les transforme en époux séparés « de fait », même s'ils ne divorcent pas, puisque « les époux s'engagent à une communauté de vie », matérialisée dans l'esprit du législateur par le domicile unique.
L'administration est à ce point imprégnée de l'idée du « couple » qu'une personne qui a divorcé ne redevient pas « célibataire » comme il serait logique, mais reste « divorcé(e). » Un acte ponctuel l'étiquette à vie, tout comme la mort du conjoint fait de vous un veuf ou une veuve, même vingt ans après le décès, alors que le ou la survivant(e) devrait redevenir tout simplement célibataire. Le mariage religieux parle d'un lien qui durera « jusqu'à ce que la mort vous sépare », l'administration, elle, maintient le souvenir du couple, et ne l'oublie que si la personne se remarie... et forme un autre couple, cellule économique de base et foyer fiscal.
Pourquoi mélanger l'amour et l'argent ? Pourquoi cet attachement au « couple » à une époque où il est d'une précarité extrême ? Pourquoi cette conviction que le couple- marié ou non- est plus important que chacun des individus qui le composent? Pourquoi refuser que des célibataires libres et autonomes le restent, sous prétexte qu'ils s'aiment et partagent un bout de vie?
Je discutais il y a quelques jours avec un ami adepte de relations avec les femmes fondées sur l'amitié, sans que soit exclues ou obligatoires les relations sexuelles : « Elles ne prouvent que le désir, pas l'amour ». - C'est quoi, pour toi, l'amour ? En bon philosophe qui répond à une question par une autre, il me demanda : « Et pour toi ? » Je lui parlai de la notion d’intimité que j'affectionne, où on aime l'autre pour ce qu'il est : « Dans la passion, on passe son temps à se demander si l'amour va durer et combien de temps, dans l'intimité on aime quelqu'un, pas un concept, et on lui fait confiance, on se dit qu'il (ou elle) ne nous fera aucun mal (alors que la passion génère du mal, ne serait-ce que la jalousie ou les crimes passionnels). Mon ami alla plus loin : « Pour moi, aimer, ce n'est pas seulement ne pas faire de mal, c'est vouloir le bien de quelqu'un... - … Pas seulement vouloir lui faire du bien, ajoutai-je, mais se réjouir aussi du bien qu'il trouve ailleurs. »
A ceux et celles qui me feront remarquer que je suis "en couple" depuis 40 ans : oui, et j'en suis ravie, mais sous le régime de la séparation de biens, avec des comptes séparés, quinze ans de vie en « communauté » et rarement plus de deux mois consécutifs sans que l'un ou l'autre ne s'offre un ailleurs. Malgré cela, j'ai remarqué une chose curieuse : alors que je n'ai jamais caché à quiconque notre façon de vivre, même des amis proches avaient dû conclure que pour venir si souvent seule à leurs invitations, ou partir seule en vacances, il devait y avoir de l'eau dans le gaz... La preuve : il a suffi de quelques dîners auxquels nous sommes allés ensemble pour que les ami(e)s qui m'invitaient seule se mettent à nous inviter systématiquement tous les deux. Au point que j'ai dû rappeler à des copains intimes que même si nous étions ravis de les recevoir, je ne comptais pas renoncer à mes dîners en tête-à-tête avec eux (la réciproque est vraie du côté de mon cher et tendre, qu'il sorte seul ou accompagné me fait plaisir) et je dois dire que devoir préciser cette évidence m'énerve autant que lorsque, peu de semaines après mon mariage, j'ai reçu une lettre de l'administration adressée à «madame Bernard Simpère ». Autant dire que j'ai exigé qu'on m'écrive à moi, et pas à l'épouse de...
Pour en revenir aux « Pourquoi ? » Si le couple est la seule union reconnue par l'administration, au point que deux personnes habitant sous le même toit sont réputés « en couple », ce qui a des influences sur les aides et allocations auxquelles elles ont droit (à elles de prouver qu'elles vivent en co-loc et en toute amitié), c'est évidemment parce que le couple reste une petite entreprise qui achète, vend, consomme et garantit la stabilité et la pérennité du système existant. On le présente comme un refuge alors qu'il est repli sur soi, on en ferme les frontières sous prétexte de le protéger, tout étranger au couple est observé comme un perturbateur potentiel dont il vaut mieux se méfier... Le couple, pour un État, c'est facilement gouvernable, parce que facilement insécurisé...