Le 18 janvier, sort mon roman : « Jouer au monde ». Comme le blog ? Oui. Si ce n'est que le roman n'a pas ce titre à cause du blog. C’est le blog qui s'appelle « Jouer au monde » à cause de ce livre qui me tient à cœur depuis plus de quinze ans.
Dans ces années 90, je trouvais que la vie, contrairement au vin, ne se bonifie pas avec le temps. Les uns après les autres, mes amis perdaient leurs enthousiasmes en même temps que leurs cheveux et se rangeaient dans les mêmes logements, mêmes distractions, mêmes lectures, même ennui... Conformistes et résignés à l'être. Deux chocs pétroliers et plusieurs crises– déjà!- avaient gommé les utopies au profit de l'économie. Depuis 1986 à peu près, on avait le sentiment qu'une certaine vision du monde, utopiste et généreuse, s'écroulait, terrassée par l’argent-roi et les traders voraces déjà très « bling-bling »
Je refusais cette donne si peu affriolante et me posait sérieusement la question : pour rester fidèle à soi-même et ne pas « se ranger », faut-il être forcément dérangé ? (mes choix de vie personnel et professionnel ayant été souvent qualifié de folie j’avais quelques raisons de me le demander.)
Alors j’ai pris un congé sans solde de trois mois et écrit « Jouer au monde », dont les deux héros, Antoine et Marine, ont le don de créer leur propre univers pour résister à la morosité du monde adulte. Autour d’eux se sont greffés une vieille dame sensuelle et fantasque, une communiste désabusée en plein chagrin d'amour, un hôtelier homosexuel surendetté, deux baroques émigrés d'Europe de l'Est, un businessman gréco-romain joueur et philosophe, la mère de Marine, sereine, et celle d'Antoine qui a voulu vivre plusieurs vies en une. Tous posent à leur manière deux questions : « Que faire de sa vie ? Que fait la vie de nous ? » Dans ce maelström insolite, la rencontre d’Antoine et Marine se joue sur le fil du désir, fragile, si fragile... A la fin de la toute première version, Marine mourait pour ne pas décevoir Antoine. Histoire d’amour tragique, forcément tragique. J’étais alors en pleine recherche existentielle…
Je me rappelle, comme un souvenir lumineux, le coup de fil personnel de Dominique Aury, auteur d’Histoire d’Ô : « J’ai lu votre manuscrit, je voudrais vous en parler, venez me voir chez Gallimard ». C’était quelques années avant sa mort, elle avait 85, 86 ans…. Elle descendit lentement l’escalier et me dit : « J’ai beaucoup aimé votre roman, on y suit très bien le déchirement de Marine et d’Antoine, mais je voulais vous prévenir : aucun éditeur ne le prendra. – Pourquoi ? – Parce qu’il n’est pas dans l’air du temps, et aujourd’hui on publie ce qui est dans l’air du temps ». Deux autres éditeurs ayant eu la même réflexion, je rangeai mon manuscrit, tout en notant soigneusement les critiques que je trouvais intéressantes.
Quand je l'ai repris, du temps avait passé. « Aimer plusieurs hommes » et quelques autres titres m'avaient permis de trouver comment, au lieu de regretter le temps des rêves, agir pour transformer ceux-ci en réalité. « Jouer au monde », toujours, mais pas pour le fuir. Pour y vivre pleinement. Du coup, il devenait absurde de faire mourir Marine. Une autre fin s'est imposée, certains personnages ont pris de l’importance, d’autres en ont perdu, j’ai élagué, corrigé, réécrit… et repris mon parcours des éditeurs dont je retiens deux souvenirs. Le refus le plus original que j’ai jamais eu : « J’ai lu votre manuscrit. Très bien écrit, très bien construit. Les personnages sont attachants. Et alors ? Alors je ne crois pas que je saurai le lancer. Pourquoi ? Je ne sais pas. » Le bonheur le plus grand, bien sûr, fut l’acceptation du roman par l’éditrice, trentenaire, qui m’a dit : « Même si cette histoire se situe à une époque que j’ai peu connue, je m’y suis reconnue. On y trouve les questions que l’on se pose à l’entrée dans la vie adulte, quand on redoute la laideur des jours ordinaires. »
C’est une histoire d’amour à une époque charnière de l'Histoire, une pure fiction dont aucun des personnages n’est inspiré d’une personne réelle. Pourtant, en le lisant, mon cher et tendre m’a dit : « J’entends ta voix derrière chaque phrase, c’est le roman qui te ressemble le plus. » C’est sans doute pour cela qu’il me tient tant à cœur…