Ce 8 décembre 2020, Guy Kaddict s'apprêtait à fêter ses 40 ans. Le temps avait passé depuis sa rencontre avec Clochette. Il se souvenait parfois avec émotion de cette fille au nom de fée qui l'avait accueilli lorsqu'il déprimait et lui avait permis de retrouver son amour perdu. Il lui arrivait de sourire en évoquant la façon sans façons, tendre et désinvolte, dont elle l'avait aimé sans rien demander en échange. Le temps passant, il avait espacé ses coups de fil, puis cessé tout contact. La vie l'attendait, propice. Guy Kaddict s'était lancé à corps perdu dans la finance et ça lui avait réussi. Il était riche, évidemment hostile à toute augmentation d'impôts qui aurait nui un tant soit peu à l'état de son compte en banque. Révolté par toute ingérence de l'Etat dans sa vie et farouche partisan de la liberté individuelle et du libéralisme, seul système à ses yeux capable de créer de la richesse et du bien-être. Après la réélection de Barak Obama, en 2012, il avait vécu un temps aux USA et constaté avec soulagement que malgré ses intentions socialisantes, le président démocrate ne pouvait pas aller trop loin dans ses projets de santé pour tous et de valorisation des populations noires et hispaniques. Trop d'intérêts s'y opposaient.
De retour en France, Guy Kaddict était décidé à défendre son pré carré avec la bonne conscience de celui qui pense être arrivé par ses propres mérites et considère les moins chanceux comme des assistés, des loosers qu'il serait immoral d'aider. Ces prétendus artistes payés à ne rien faire une bonne partie de l'année, ces enseignants râleurs toujours en vacances, ces postiers s'enrichissant à Noël en vendant des calendriers hideux décorés de chiens-chiens ridicules, ces personnels soignants toujours à gémir sur leur manque de moyens. Il avait applaudi la politique du président français qui avait imposé une drastique politique de réduction des prestations sociales et des salaires des fonctionnaires, pour aider les entreprises à redevenir compétitives et à créer des emplois... qui n'étaient pas venus et pour cause : que ce soit en France ou ailleurs, les biens ne se vendaient plus faute d'acheteurs, faute d'argent. A quoi bon la croissance s'il n'y a plus de débouchés ?
Seuls résistaient les biens de luxe et les loisirs que s'offraient les 10% des populations qui en avaient les moyens dont Guy Kaddict. Il était donc heureux. Sa start up avait grandi grâce au travail forcené de jeunes diplômés embauchés à bas prix et néanmoins enthousiastes à l'idée que s'ils bossaient dur, ils en toucheraient forcément un jour les dividendes. Guy sourit de leur naïveté. Pourquoi leur donnerait-il davantage, puisqu'ils acceptaient de vivre avec si peu ? Pourquoi se priverait-il de cet argent qui lui permettait de gâter sa femme et son fils ? La famille, c'est tout de même la priorité, se disait-il, les pauvres n'ont qu'à se débrouiller entre eux, l’État n'est pas leur nounou.
Ce 8 décembre 2020, il reçut moult souhaits d'anniversaire via Fesse-bouc, mais fut déçu de ne trouver dans sa boîte aucune carte ni lettre comme celles qu'il recevait quand il était enfant. Faute de postiers, le courrier n'était plus distribué que deux fois par semaine. Il appela la Comédie Française pour réserver trois places: un répondeur l'avertit que le théâtre national était fermé depuis un mois faute de subventions pour boucler son budget. Il se souvint qu'il avait effectivement applaudi à la réduction du budget de la culture au profit de l'aide aux entreprises : « Enfin, on s'occupe des vraies priorités ! » Néanmoins, il fut contrarié de voir sa soirée compromise. Qu'à cela ne tienne, ils iraient à l'Opéra. Même message : faute d'argent pour assurer les salaires du corps de ballet, l'Opéra avait fermé ses portes pour une durée non précisée.
Guy Kaddict descendit acheter un journal. La liste des nouveaux spectacles et des nouveaux films était incroyablement réduite. La quasi suppression du statut des intermittents avait décimé les rangs des comédiens dont beaucoup avaient quitté la capitale pour vivre sous d'autres cieux où la vie serait moins chère. Partant, peu de choses nouvelles se montaient... De riches amateurs d'art s'insurgeaient contre cette misère culturelle : « On ne vit pas que de pain et de foie gras, disait l'un, l'humain a besoin de nourriture spirituelle, intellectuelle... Ou alors nous devenons des animaux. » Guy Kaddict se souvint que c'était l'argument des intermittents lors d'une de leurs grèves, plusieurs années auparavant : « la culture est vitale ». Ca l'avait fait rire :
« Vitale ? Mais c'est l'industrie, les nouvelles technologies qui sont vitales. »
Son téléphone vibra, c'était son fils : « Impossible de venir pour ton anniv', je dois garder ma fille. -Elle n'est pas à la crèche ? - Tu sais bien que la crèche a fermé, la municipalité n'a plus les moyens de la financer. De toutes façons, il neige, la route est impraticable. - L’Équipement ne déneige pas ? - Papa, ce n'est plus l’Équipement, ça fait des années que les autoroutes sont privées et on ne déneige pas les tronçons non rentables. -Prends le train ! -Impossible, la gare près de chez moi a été supprimée, la plus proche est à 10kilomètres ».
Devant chez lui, Guy Kaddict aperçut un attroupement. De la fumée sortait par une fenêtre. Il demanda si les pompiers avaient été appelés. On lui répondit avec aigreur qu'il n'y avait plus de service public du feu depuis fin 2015, le service était désormais privé et les tarifs doubles le week-end.
« Qui va payer ? lui demanda quelqu'un. L'appartement en feu est inoccupé, c'est un court-circuit dans les communs ou une malveillance qui a mis le feu, les occupants de l'immeuble sont en train de se disputer pour décider s'ils acceptent de prendre ou non en charge l'intervention.
Guy Kaddict se souvient de l'adage : une seconde pour éteindre un feu naissant, une minute après une minute d'incendie, au-delà on ne garantit rien. Il regarda les flammes s'élever dans le ciel, entendit le craquement sinistre des vitres de son appartement et se dit que décidément, c'était un foutu anniversaire.