D’où vient que fière de ses origines, sa mythologie, l’invention de la démocratie et ses philosophes antiques… mais aujourd’hui ruinée, corrompue, divisée, abîmée, la Grèce si précaire garde un charme éternel ? Que tant de Français, Allemands, Italiens, Danois… la considèrent comme leur seconde patrie, y achètent des maisons (faisant malheureusement exploser les prix…) et envisagent parfois d’y vivre à la retraite ? Par quel sortilège des étrangères ayant épousé des Grecs ni spécialement sexy, ni particulièrement attentionnés, avouent-elles être tombées amoureuses de la Grèce plus que de leur Grec ? Un pays aussi séducteur mérite qu’on se penche sur ses vertus, ses vices étant abondamment analysés par ailleurs J.
Il y a le ciel, le soleil et la mer, mais on les trouve sous bien d’autres latitudes. Il y a évidemment les vestiges antiques, mais on en trouve aussi en Italie, les Romains ayant d’ailleurs largement empruntée à la culture Hellène. Il y a des criques sauvages embaumant les herbes aromatiques, comme en Corse ou en Croatie. Une nonchalance presque orientale (comme en Turquie ai-je envie d’écrire au risque de me faire écharper par les Grecs, outrés qu’on évoque l’ennemi séculaire à cause duquel l’Etat dépense des fortunes en armement). C’est un pays où tout arrivant se voit offrir un verre d’eau fraîche, où les habitants des îles se chargent eux-mêmes de l’entretien des sentiers des collines, dont ils blanchissent chaque année les marches à la chaux, où l’hospitalité fait partie des traditions. J’en ai déjà parlé ici. Il existe en Grèce des influences de l’Est, Eglise orthodoxe et intonations rugueuses plus proches des Balkans que des sonorités méditerranéennes. Plus une certaine réserve, bien différente des épanchements méridionaux.
Les Grecs ont le goût des discussions politiques, partagé avec les Français (une douzaine de quotidiens sur papier !) et une passion pour le foot, partagé avec la planète entière: chaque soir, les tavernes proposent un écran géant pour suivre les matches de l’Euro 2012. On évoque même des références plus lointaines, quasi africaines, à la vue de certains camions délabrés mais toujours en service, ou d’un papa à moto, tenant son fils sur les genoux sans que l’un ni l’autre ne portent de casque. Je ne dis pas que c’est bien, je dis simplement qu’on se sent en Grèce à la fois proche et dépaysé, ailleurs sans être perdu, et séduit par de multiples facettes qui expliquent en partie pourquoi il est si difficile d’imposer à ce pays les critères uniformes de l’Union Européenne, comme l’expliquait déjà Yannis en 2010.
En à peine plus de dix ans, le mode de vie a été bouleversé. Lorsque j’ai découvert Serifos, en 1995, il n’y avait aucune banque sur l’île, on changeait les francs en drachmes à la poste, à l’épicerie ou à la bijouterie, à des taux variables, que le commerçant arrondissait toujours en faveur du client si le chiffre ne tombait pas rond. Autant dire que la comptabilité de la Poste, seul service public local, devait être des plus fantaisistes… Dans les îles, la majorité des routes n’étaient pas goudronnées, quelques-unes grossièrement cimentées. Il y a à peine 30 ans, il n’y avait ni cadastre ni permis de construire en Grèce, donc pas de spéculation immobilière, on trouvait une foule de tavernes servant aubergines farcies, Tzatziki et autres délices de la cuisine grecque, et pas de Mac Do. Aujourd’hui, notamment dans les grandes villes, il y a plus de fast food proposant des sandwiches, burgers, glaces et boissons sucrées que de tavernes. D’où une flambée d’obésité chez les enfants et les jeunes, et une montée des maladies qui vont avec, alors que les Grecs, jusqu’en 1999, étaient, malgré la cigarette et la pollution, le peuple européen le plus épargné par les cancers.
L’entrée dans l’Euro, puis les Jeux Olympiques de 2004 ont transformé une économie quasi autarcique en économie mondialisée. L’économie est comme la guerre : il y a ceux qui la décident et ceux qui la subissent. Les élites économiques et politiques du monde entier se comprennent : ils font les mêmes études, parlent la même langue et ont le même mode de vie « cosmopolite et luxueux », qu’ils soient en Allemagne, en France, aux USA, en Chine, au Brésil ou en Grèce. Leur idée du développement est identique : libre concurrence, le moins d’Etat, de fonctionnaires et d’impôts possibles et le plus de profit à court terme. Un modèle efficace, qui a permis à d’immenses fortunes de se constituer. Avec l’aide de la spéculation, de la corruption, et de la fraude fiscale. Et avec d’autant plus de facilités en Grèce que sur un territoire comprenant, outre le « continent », 250 îles habitées et moins de 12 millions d’habitants, contrôler ce qui se fait ici ou là et taxer ce qui doit l’être relève de la mission impossible… surtout quand manque la volonté politique. Comme partout, la crise économique a généré une classe de « nouveaux riches » qui ont su, comme on dit, profiter des opportunités. Ces dernières années, les boutiques et constructions de luxe se sont multipliées, en même temps que la défiance pour les pauvres et les immigrés. J’ai vu apparaître des chiens de garde là où il n’y avait que des chats, et des discours fustigeant les Albanais, forcément voleurs et dangereux. Le nombre de mendiants à Athènes devient impressionnant, générant le fameux « sentiment d’insécurité » qui fait le lit de l’extrême droite. « Aube Dorée », le parti néonazi, règne dans certains quartiers que ses partisans veulent « nettoyer ». Mais curieusement, les medias ont davantage alarmé les citoyens sur le danger représenté par Syriza, le parti de gauche (à peu près analogue au Front de gauche chez nous).
Pour la majorité des Grecs, qui ne sont certes pas tous des contribuables vertueux, loin s’en faut, la crise économique est une formidable désillusion : les politiciens leur avaient vendu l’Europe et l’Euro comme la clé de la prospérité, ils se retrouvent plus pauvres qu’avant. Ou plus exactement plus dépendants qu’avant. La décennie qui vient de s’écouler a certes vu les routes se goudronner, Internet arriver partout, les îles se couvrir de boutiques et de banques, les services publics se multiplier, puis décroître face à la dette publique, mais au final beaucoup de Grecs se sentent floués, moins heureux qu’avant, vivant au jour le jour et humiliés par ce qu’on dit d’eux à l’extérieur, par les menaces de « tutelle » et par l’angoisse de l’avenir, eux qui ont un si glorieux passé. La crise est culturelle autant qu’économique.
L’art de vivre Grec, empruntant à l’esthétique autant qu’à la simplicité, a fait la beauté des statues et des maisons Cycladiques, il procure un sentiment de plénitude à la vue d’intérieurs harmonieux sans tape-à-l’œil et de paysages éternels, tout comme la langue grecque a su conserver des mots intacts depuis plus de 3000 ans ainsi que l’a écrit Jacques Lacarrière. Cette plénitude un peu pompeusement appelée « authenticité » par les touristes est celle après laquelle courent les citadins stressés, tout en souhaitant néanmoins disposer, comme en Grèce, de douches propres et de plats qui ne leur filent pas la tourista. C’est elle qui faisait dire aux étrangères mariées à des Grecs : « Voici un pays où on peut être heureux sans être riche ». C’est peut-être en la retrouvant qu’il se redressera. Au- delà des inquiétudes légitimes et de la nécessité d’assainir l’économie, il serait essentiel de s’attacher aux atouts et aux valeurs qui peuvent sauver ce pays, tout comme en France le « modèle social » et le rejet par les citoyens des excès de la mondialisation ont permis d’amortir les effets les plus délétères de la crise financière.