Le baby-boomer dont je vous ai parlé ICI, a beaucoup d'amis de jeunesse, copains d'une adolescence heureuse, compagnons de militantisme, partenaires d'expéditions improbables en Inde et en deux-chevaux via l'Iran et l’Afghanistan quand il était aisé de traverser ces pays. Il les revoit en 2014, ils se donnent des nouvelles de leurs enfants devenus adultes et pas mal réussis pour la plupart, des petits-enfants qui les rendent gâteux, ça ils ne l'auraient jamais cru tant à 20 ans ils redoutaient de sombrer dans la routine familiale. Puis les voici qui concluent la conversation par : « Je te quitte, je vais voir mon père (ma mère). »
Leurs vieux ont 85 ans, parfois un peu moins ou beaucoup plus. Pendant des années, les baby-boomers les ont peu fréquentés, ils fuyaient ces « croulants » confits dans des valeurs qu’eux-mêmes avaient balancé joyeusement à 20 ans. Leur crise d'adolescence a duré parfois jusqu'à près de 40 ans...
Aujourd'hui, le baby-boomer se tient au chevet de ses parents fatigués et pend conscience qu'après eux, il sera en première ligne face à la mort qui le laisse, comme tout le monde, incrédule : « Je sais que je vais mourir mais je n'y crois pas. Comme vous, comme tout le monde. » avait dit François Mitterrand à un journaliste.
Le baby-boomer réalise aussi qu'en le quittant, ses parents emporteront avec eux les souvenirs de l'ancien monde. Leur génération a fait la dernière (espérons-le) guerre mondiale, et a été la dernière à perpétuer les valeurs anciennes. Passée l'inévitable crise d'adolescence, plus quelques années de jeunesse à « jeter sa gourme », les parents nés dans les années 20 à 30 reproduisaient peu ou prou le schéma de vie de leurs aînés : mariage, emploi stable, trois enfants ou plus. Ces trois enfants, nés après 1945, sont de la première génération à ne pas revenir dans le giron traditionnel.
Ils ont fait leur coming-out, ont bénéficié de la pilule, ont découvert la planète en prenant l'avion comme leurs parents prenaient leur vélo, ont vu alunir des hommes, ont connu le téléphone fixe, le be-bop, le mobile à touches, le tactile... Ils n'envoient plus guère de lettres mais reçoivent quotidiennement des centaines de messages électroniques, ils ont oublié l'odeur de pommes et d'encaustique qui embaumait les cages d'escalier des immeubles anciens. Ils se souviennent de mots comme « chandail » « percale » « cache-nez » « bastringue » mais ne les emploient plus.
Voilà à quoi j'ai pensé en refermant le livre d'Alex Taylor, « Quand as-tu vu ton père pour la dernière fois » ? Alex a passé plusieurs mois auprès de son père malade, jusqu'à sa fin. Ce livre raconte cette année particulière que vivent néanmoins de nombreux baby-boomers lorsque leurs parents se font vieux, ou très vieux. J'ai plusieurs fois rencontré ce sémillant journaliste international, qui vit depuis longtemps son homosexualité avec finesse et intensité et adore la linguistique. Un européen convaincu, un amateur de bonne chère, un homme aux manières délicieusement British bien qu'il vive depuis plus de 30 ans en France. Du coup, je redoutais que son livre ne soit qu'un récit, sans doute émouvant, voire poignant, de la fin d'un être aimé. Or il est bien davantage, et n'est pas du tout triste... Sans peut-être en avoir conscience, Alex Taylor révèle la force de ses racines. Il est bien plus britannique qu'on ne l'imagine, tout imprégné des odeurs de son pays natal, des paysages de son enfance et des méthodes éducatives qui diffèrent sensiblement d'un côté ou de l'autre du Channel. En allant voir son père, il retrouve son pays et réalise à la fois combien il y est attaché, et combien il n'aura plus rien à y faire lorsque son père sera mort. Déraciné par choix à 20 ans, il l'est davantage encore en devenant orphelin, et là est la force de son livre : nous faire ressentir qu'au-delà de leur absence, les parents emportent avec eux un monde disparu ( qui nous racontera la guerre 39/45 vue par leurs yeux d'adolescents ?) et une part de notre enfance, faisant de nous des déracinés : ne dit-on pas qu'on est toujours du pays de son enfance ?