Lors d’un dîner, la mère d’un jeune homme, auteur d’une version d’un célèbre système d’exploitation « libre », raconte que son fils est en train de devenir riche. Je saute sur l’occasion pour demander comment on devient riche en proposant des produits « gratuits », même si j’ai ma petite idée... Il ne m’a pas échappé en effet que les fondateurs de Google et Facebook, d’accès libre et gratuit, sont aujourd’hui millionnaires… La dame confirme mon intuition : « C’est simple. Le système de base est effectivement téléchargeable gratuitement. En revanche, beaucoup d’entreprises souhaitent des aménagements spécifiques du système et payent très bien celui qui les conçoit. (Rien à redire). A cela s’ajoutent les dons : certains utilisateurs du système, ravis « de comprendre enfin l’informatique », envoient à son concepteur des dons qui peuvent dépasser 500 €. (Joli pourboire, mais pourquoi pas, si les gens sont contents) ? Cependant, l’essentiel des revenus est généré par des liens commerciaux : chaque fois qu’un internaute arrive sur Google ou n’importe quel site commercial en utilisant un système donné, l’inventeur du système perçoit un revenu. Parfois moins d’un centime d’euro par « clic », mais multiplié par des dizaines de milliers, ça chiffre vite. C’est ce qui a fait aussi la fortune de Google : chaque « clic » via Google apportant un client à un site rapporte un « dividende » au moteur de recherche. Qui se fait aussi payer l’honneur d’être référencé en tête de page.
Ce système participe directement à l’essor du e-commerce et constitue une incitation à consommer d’autant plus efficace qu’elle est plus invisible et plus indolore que la publicité. On croit s’informer alors qu’on est discrètement orienté vers tel ou tel site. Cliquer sur un site de voyages, par exemple, vous fait aussitôt identifier comme amateur de voyages, dont les coordonnées sont vendues à d’autres tour-opérators via des listes payantes. (je viens d’être sollicitée pour acheter une liste d’acheteurs potentiels pour « Autres Mondes »)
Dernière source de revenus pour les chantres de la gratuité: l’idée de « communauté de geeks » qui échangent et se tutoient dans une ambiance de chouettes chics copains permet aux auteurs d’un système de disposer d’un vivier de forts en informatique qui les aident gracieusement à l’améliorer … et à mieux le vendre. « A présent qu’il gagne plus que bien sa vie, conclut la dame, j’ai suggéré à mon fils qu’il pourrait partager ses revenus avec ces collaborateurs bénévoles. Il m’a répondu, presque choqué : « tu n’y penses pas ! Ce n’est pas du tout l’esprit du logiciel libre… »
La confusion généré par l’anglais où « free » signifie à la fois « libre » et « gratuit », fait que quantité de gens s’imaginent que tout ce qui est sur le Net doit être gratuit, au nom de la liberté… d’accès à la culture, de communautés d’intérêts, de l’impression aussi jubilatoire que fausse que le Net est une réunion mondiale d’amis. Et entre amis, on ne compte pas, n’est-ce pas ?
Entre « amis » réels, sans doute. Mais sur le Net, rien n’est gratuit, pas plus que les journaux papier « gratuits » ne sont gratuits. Tout est financé par la pub, conçu pour inciter à consommer. J’ai connu la pression de la publicité, genre : « N’écris pas que ce gel douche agresse la peau, le fabricant est un annonceur » dans des magazines payants. Pour les supports gratuits, la dépendance à la pub, seule source de revenus, rend extrêmement fragile, et pousse les responsables des medias non-payants à équilibrer leur budget… sur le dos de ceux qui bossent pour eux. Quantité de sites d’information sur Internet sont alimentés gratuitement par des internautes à qui l’on fait miroiter qu’ils seront « visibles, lus, éventuellement célèbres un jour ». Lorsqu’elles existent, les rémunérations sont de l’ordre du ridicule- indemnité de stage à 300 € par mois pour des surdiplômés en informatique devenus Webmasters, ou piges miséreuses à 10 € la page pour des surdiplômés en journalisme.
Encore heureux sont-ils lorsqu’on les paye en salaires, avec un peu de couverture sociale, mais de plus en plus, les annonces précisent que le postulant doit être auto-entrepreneur (ce qui met toutes les cotisations sociales à sa charge et ne lui donne aucun droit au chômage en cas de licenciement) ou qu’il bénéficiera d’une part des recettes publicitaires. En d’autres termes, on ne rémunèrera pas son travail, mais son aptitude à générer des recettes publicitaires, ce qui l’incitera à écrire dans ce but et non pour informer. Parfois inconsciemment… La gratuité et les prix cassés sont un leurre. Il y a toujours quelqu’un qui morfle au prix fort : le producteur de cacao ou l’ouvrier du textile chinois sous-payés dans le commerce classique, les vendeurs bénévoles dans les boutiques de commerce équitable, les journalistes exploités et soumis à la publicité dans les medias réels ou virtuels.
Dans tous les cas, c’est la reconnaissance de la valeur du travail qui disparaît. Avec son corollaire : le cocu de l’histoire est définitivement celui qui espère gagner sa vie en travaillant.
Voilà pourquoi, je vends les livres que je produis, au grand dam de quelques (rares) internautes) qui voudraient les télécharger gratuitement: pour payer correctement l’imprimeur, les auteurs, la graphiste, le webmaster (et peut-être un jour moi, une fois couverts ces coûts), c’est-à-dire reconnaître que leur travail mérite rémunération. Et aussi parce que je pense qu’il vaut mieux payer pour de la culture indépendante que la faire financer par la publicité. En revanche, ce blog reste gratuit et sans pub, parce que c’est un espace d’échanges qui n’engage que moi et ne rapporte à personne.