Il fait un temps superbe à la Fête de L'Humanité, ce dimanche 10 septembre 1973. Lors du discours de Georges Marchais, quelqu'un pose une question sur les risques de coup d’État au Chili. Marchais se veut rassurant : « Il y a des troubles, des rumeurs persistantes de coup d’État, mais le président Allende tient solidement les rênes ».
Le 11 septembre, les chars entrent dans Santiago, après la prise de Valparaiso au petit matin par la Marine, avec la complicité sinon l'aide de la Marine américaine. Je me souviens des cris des habitants qui couraient en tous sens pour échapper à la traque des militaires, je me souviens de la stupeur qui nous envahit à la vue du Palais de la Moneda en flammes- imaginez l'Elysée bombardé et en flammes- et du désespoir qui nous étreignit lorsqu'on annonça la mort du Président Allende. Criblé de balles, disaient les uns, suicidé disaient les autres.
Cela n'a aucune importance, ils ne lui auraient de toutes façons pas laissé la vie sauve. Capté par un radio amateur, un dialogue entre le général Pinochet et Patricio Carjaval, chargé de l'attaque de la Moneda prouve que la proposition qui lui avait été faite de quitter le pays en avion était un piège : ,
-On lui offre la vie sauve, si tu veux ?
-La vie sauve et on l'expédie ailleurs....
-... Oui on le sort du pays... et l'avion s'écrase en cours de vol.
-D'accord. »
(in « Allende, c'est une idée qu'on assassine » de Thomas Huchon)
On regardait le coup d’État en temps réel avec le sentiment d'assister à un mauvais film où l'on voit gagner les traîtres (Le général Pinochet avait été nommé chef des armées par Salvador Allende qui lui faisait toute confiance) et mourir un président élu démocratiquement qui avait en trois ans donné l'espoir qu'il pouvait exister une troisième voie entre le capitalisme prédateur et inégalitaire qui prône la dictature du profit, et le communisme centralisateur et dogmatique qui prône la dictature du prolétariat. Comment choisir entre deux dictatures ? Moi, je n'y arrive pas.
En France, en 1973, l'Union de la gauche balbutiante se cherche des références pour prouver qu'on peut « changer le monde » et réduire les inégalités tout en respectant les libertés. Voir Allende rester rigoureusement légaliste tout en décidant la nationalisation des mines de cuivre, la distribution de terres aux paysans sans terre, l'accès à l’éducation et à la santé pour les plus démunis... tout en respectant la liberté de la presse (trop, d'ailleurs : 75 % des médias étaient aux mains des plus réactionnaires) sans guérilla, sans armes, sans violence, c'était fort, très fort. Trop fort pour ses opposants, États-Unis et CIA en tête- qui ne voulaient en aucun cas un tel exemple qui eût risqué de faire tache d'huile. La hantise obsessionnelle du communisme a tenu lieu de politique étrangère aux USA durant des années, avec pour point culminant la « chasse aux sorcières » sous Mac Carthy qui virait à la paranoïa, pour échec sanglant la guerre au Vietnam et pour échec énervant le défi permanent lancé par Cuba aux Etats-Unis depuis 54 ans, à quelques kilomètres de ses côtes. David contre Goliath.
En lisant le livre intimiste consacré à Salvador Allende par Thomas Huchon, je me suis écrié plus d'une fois : « Quel con ! Il avait été averti de la trahison, son ami le journaliste Olivares lui avait conseillé de se méfier de Pinochet, et il n'a pas réagi, il n'a jamais pris de décisions contre ses ennemis, persuadé que s'il respectait la loi, les autres la respecteraient aussi. » Cet angélisme moralement admirable a coûté plus de 3000 morts et 30 000 « disparitions », c'est cher payé une attitude éthique... Cependant, ayant vu dès 1976 le documentaire « la Spirale » de Armand Mattelart, qui décortique minutieusement comment la droite Chilienne, appuyée par la CIA, a organisé la déstabilisation du Chili pendant les trois années de l'Union Populaire, de telle sorte que le coup d’État ne pouvait être évité que par une réaction forte du gouvernement Allende, que l'opinion mondiale aurait immédiatement qualifié de « dictature » (comme à Cuba), je me dis que le piège était quasi inéluctable. Henry Kissinger, alors conseiller à la Sécurité Nationale du président Richard Nixon, déclara pendant une réunion du Conseil national de sécurité sur le Chili, le 27 juin 1970 : « Je ne vois pas pourquoi nous devrions rester sans rien faire pendant qu’un pays sombre dans le communisme à cause de l’irresponsabilité de son peuple. » En 1973, Kissinger se vit attribuer le Prix Nobel de la Paix...
Après le 11 septembre, on a vu les stades emplis de chiliens emprisonnés, torturés, exécutés. Le chanteur Victor Jara assassiné après que les militaires lui eussent brisé puis tranché les doigts. Cruauté symbolique pour un guitariste, les tortionnaires ont l'humour morbide. En France affluaient des réfugiés Chiliens qui tous avaient perdu des proches, exécutés ou « disparus ». En 1973 et 1974, au théâtre Renaud-Barrault installé dans l'ex-gare d'Orsay, les Chiliens trouvaient l’hospitalité et l'écoute, nous en avons accueilli qui ne savaient où dormir, dans notre communauté de l'époque. Par esprit de solidarité mais aussi et surtout pour essayer de comprendre où ça avait péché, et pourquoi ce régime de gauche démocratique n'avait tenu que trois ans. Pour que la rage et le désespoir se transforment en leçon pour l'avenir. Plus jamais ça, plus jamais une telle horreur !
L'horreur en fait perdura sur tout le continent sud américain durant des années. L'opération « Condor » organisée par les dictateurs du Chili, Brésil, Argentine, Paraguay, Uruguay, etc... s'est traduite jusqu'au milieu des années 80 par des milliers d'assassinats, de disparitions et de tortures, dans une violence qui n'a pas fait beaucoup réagir les Etats-Unis ni les pays d'Europe à l'époque (certains documents donnent même à penser que la France et les Etats-Unis ont donné aux tortionnaires quelques leçons de choses...)
On rétorquera que la torture n'a été interdite par une résolution de l'ONU qu'en 1984, entrée en vigueur en 1987, soit après l'opération Condor, mais est-il besoin du droit international pour rester simplement humain ? Question d'une brûlante actualité...
Le « droit dans la guerre » à ne pas confondre avec le droit contre la guerre (qui cherche une solution politique et diplomatique aux conflits) et le droit à la guerre (qui justifie le recours aux armes dans des circonstances exceptionnelles, c'est la base même des interrogations actuelles sur la Syrie), le droit dans la guerre, donc, admet le recours aux armes mais veut le canaliser : tuer, oui, mais avec des règles et proprement. Dans ce contexte, les armes chimiques, qui tuent inexorablement, sans distinction entre civils et militaires, et avec des suites prolongées (dégâts sur l'environnement, cancers...) sont des armes de destruction massive- tout comme les armes nucléaires dont pourtant certains Etats s’enorgueillissent- interdites par une convention de 1994 applicable depuis 1997. Avant, elles furent utilisées larga manu sans que cela émeuve grand monde : le gaz orange déversé massivement au Vietnam par les américains continue ses dégâts plus de 35 ans après.
Michel, mon ami et conseiller en Droit dans la guerre, tu me corriges si j'ai faux !
Cependant, à trop s'appuyer sur le droit, ne peut-on pas justifier tout et son contraire ? La Syrie pourrait objecter qu'elle n'a pas ratifié la convention de 1994 et n'est donc pas concernée par l'interdiction des armes chimiques. Ou faire remarquer que les États-Unis et la Russie, qui détiennent à eux seuls 98 % des armes chimiques et s'étaient engagés à détruire leurs stocks en possèdent encore près de 40 %, au mépris de leurs engagements dans le traité qu'ils ont ratifié. Ou faire remarquer que le commerce des armes est autorisé d’État à État, mais que fournir des armes aux « rebelles » comme le font certains pays est illégal. Bref, on peut faire dire à la loi bien des choses...
Avec son choix légaliste, Allende n'a pu empêcher le coup d’État au Chili, qui visait un président démocratiquement élu et conforté dans sa légitimité par son succès aux législatives de 1973. Pinochet a perpétré des horreurs sans aucun souci de la loi et s'est maintenu 17 ans au pouvoir sans qu'aucun pays ne conteste publiquement sa légitimité. Face à des gens qui n'ont aucun état d'âme autre que défendre leurs propres intérêts, le droit ne pèse donc pas bien lourd.
Ce qui amène à se demander s'il existe encore une voie pacifique pour améliorer le monde, ou si cela passe nécessairement par la violence. L'homme est le seul animal qui détruit ses semblables, le chat de Geluck a tout compris.
PS. A voir ce soir à 22h30 sur Public Sénat le documentaire de Thomas Huchon « Allende, c'est une idée qu'on assassine »
Du 11 au 18 septembre, une semaine d'hommage à Salvador Allende au Théâtre Aleph créé par Oscar Castro, réfugié en France en 1973.