« Hypertension, réveils nocturnes, anxiété, difficultés à vous concentrer, prise de poids… mes conclusions sont formelles : vous devez arrêter Internet.
-Impossible, j’en ai besoin pour mon travail.
-Certes, et je ne veux pas vous mettre au chômage, alors je vous prescris de n’aller sur Internet que pour chercher une information précise, en évitant de cliquer sur un lien, puis un autre… ce qui nuit à votre capacité de concentration et génère de l’anxiété. Pour le reste : plus de forums, de Facebook ou de sites de rencontres. Cela devrait réduire la fatigue et les effets liés à l’abus d’ondes électromagnétiques. Et sur le temps ainsi gagné, vous irez vous aérer, marcher dans la nature ou même en ville. Ca vous fera perdre du poids sans régime. »
Guy Kaddict sortit du cabinet médical, pensif. Il marcha un quart d’heure, puis s’assit sur un banc, face à la cathédrale. Il y avait des lustres qu’il ne s’était pas assis ainsi, en pleine ville, pour admirer un monument. Les lumières d’automne rendaient la pierre dorée, le ciel étirait au loin quelques cirrus roses, un parfum de tilleul flottait dans l’air, des feuilles mortes brunes et rouges faisaient la course sur la berge de la Seine.
Plus de Facebook, comment allait-il faire ? Il avait coutume de s’y précipiter chaque matin, et plusieurs fois dans la journée, pour lire son mur. Déjà qu’il avait une dizaine de vidéos en retard à regarder… Facebook allait le rappeler à l’ordre : « Vous n’êtes pas venu depuis X jours, beaucoup de choses se sont passées durant votre absence ! » Il allait devoir quitter ses 1698 amis. 1698 ! Le chiffre le frappa soudain par son énormité. En fait, il n’en connaissait réellement qu’une quarantaine, avait accepté machinalement les autres et n’en avait rencontré qu’une trentaine en deux ans. Brèves rencontres, faute de temps. Il se souvint de Jacques Lantier, un scientifique érotomane à qui il devait quelques soirées sexuellement délirantes. Un jour, ils avaient organisé un « jeu de piste » sexuel à travers la capitale, ponctué d’épreuves que chacun avait concocté pour l’autre. Jacques était devenu un intime, qu’il n’avait pourtant jamais rencontré, même au cours de leurs soirées. C’était la règle du jeu, qui devait se terminer, cependant par une rencontre « en vrai » autour d’un dîner gastronomique. Sauf que Jacques avait soudainement disparu. Mort ? Amoureux ? Lassé par ce jeu ? Guy Kaddict ne l’avait jamais su. Il avait cherché à le retrouver, mais bien évidemment Jacques Lantier était un pseudo, dont il existait dix-sept homonymes sur la Toile, mais pas son ami. Drôle d’ami, qui sait tout de vos fantasmes intimes et disparaît avec vos secrets…
Il se remémora Sonia, Bérénice, Astrid, Christine… Les trois premières étaient restées virtuelles, car lorsqu’il avait insisté pour « se voir enfin », après des mois d’échanges par mur interposé, elles l’avaient rayé de leurs amis. Plus moyen de les joindre ! Avaient-elles simplement existé ? Christine, oui. Mais pas la Christine qu’il avait fréquentée sur Facebook. Sans leur signe de reconnaissance- une rose rouge posée sur la table- il n’aurait jamais reconnu l’Amazone brillante avec qui il conversait des nuits entières dans cette fille terne qui tournait avec morosité sa cuillère dans un jus de tomate. Lâchement, il avait fui sans même la saluer.
D’autres avaient accepté de poursuivre la discussion « dans la vraie vie ». Il avait ainsi passé plusieurs soirées sympas dans des bistrots choisis par les demoiselles. Qui concluaient le dîner par un joyeux : « La prochaine fois je t’invite ! » tandis qu’il réglait la note. Il n’y avait eu qu’une prochaine fois, devenue une amie réelle. Les autres avaient quitté Facebook pour Twitter où elle racontait leur vie minute après minute, rien de très excitant. Il avait coupé les ponts, disait-il, pour justifier qu’elles ne l’aient jamais rappelé. Néanmoins, il s’en voulait des confidences qu’il leur avait faites, de cette intimité avec des inconnues qu’il ne reverrait jamais, désormais indélébile sur la Toile.
Déconnecté, il se sentait déconnecté. Tant de contacts et tant de mots pour se retrouver comme un con seul sur un banc. Qu’allait-il faire de ses amis FB dans la vraie vie ? En deux ans, son carnet d’adresses email s’était considérablement étoffé, mais il lui arrivait, en le compilant, de se demander qui diable pouvaient être ce Thomas ou cette Stéphanie dont il avait toutes les coordonnées mais qu’il n’oserait jamais appeler tant il avait oublié de qui il s’agissait.
« Vous avez l’air tout triste » fit une jolie voix tout près de lui. Guy Kaddict sursauta. Une jeune fille venait de s’asseoir à côté de lui. Elle sortit de son sac un sandwich aux rillettes : « Ca vous dit qu’on le partage ? » Elle éclata de rire devant son air effaré : « Un peu rustique, mon goûter, mais je n’ai pas eu le temps de déjeuner à midi. » Guy Kaddict ne savait plus où se mettre. Il avait eu trop chaud au soleil, sentait ses cheveux collés sur ses tempes, voyait la poussière sur ses chaussures. La jeune fille lui prit la main, la serra gentiment entre ses paumes fraîches : « Vous avez les mains moites, c’est signe de fatigue. Venez, je vous offre un remontant au bistrot d’à côté. Vous verrez, c’est très sympa. » Guy Kaddict balbutia : « Vous abordez souvent des inconnus ? » « Ben oui, fit-elle surprise. Comment voulez-vous faire connaissance autrement ? »