Comme tant d'autres, ce trentenaire m'avoue son angoisse à l'idée que l'amour est destiné à sombrer soit dans la routine soit dans la rupture, bref que c'est une denrée éminemment périssable et douloureuse.
Ce n'est pas faux, jeune Padawan si tu confonds amour et passion, persuadé que tu n'aimes plus si tu n'as pas le ventre qui se tord quand l'aimé(e) s'absente, si tu ne passes plus tes journées à lui envoyer des textos torrides, si tu ne souffres plus. Ephémère aussi, l'amour, si tu t'imagines qu'il faut rompre ou renoncer dès qu'un être nouveau t'attire, alors que tu aimerais au fond garder les deux- voire les trois ou plus, la vie est longue et les rencontres multiples- mais bon, cela ne se fait pas et tes amis te répéteront que si tu as envie d'aller "voir ailleurs" c'est que tu n'aimes plus. Alors tu romps, tu quittes la mort dans l'âme, en sachant que tu renouvelleras ce scénario tôt ou tard en parfait sérial monolover, et te diras que l'amour, décidément, est une belle saloperie qui fait souffrir bien du monde. Ou alors si tu tiens bon et renonces à aller voir ailleurs, il y a quelque chance qu'après plusieurs renoncements, effectivement, tu n'aimes plus parce que la frustration sera trop grande...
A 30 ans, j'appréhendais pareillement la routine amoureuse, fille de la durée et du quotidien, pensais-je, et faisais mienne la chanson de Leny Escudéro (tiens, je viens de découvrir que Leny vit toujours et chante parfois, ça m'a fait rudement plaisir, ce type est un mec bien)
"Mais notre amour sera-t-il vrai lorsque 20 ans auront passé?"
Vingt ans, c'est parfois un peu court si cela ne mène qu'à 40 ou 45 ans, âge où bien des hommes n'ont pas fini leur crise d'adolescence. Quelques femmes non plus. Comptons assez d'années pour atteindre l'âge suffisant où l'on découvre que l'amour- les amours en ce qui me concerne- peuvent durer bien longtemps et gagner en profondeur ce qu'elles perdent en nouveauté. Encore que... la nouveauté est toujours là. Derrière les visages d'hommes rencontrés il y a 30, 35 ou 40 ans, mon regard infra-rouge décèle toujours l'étincelle qui m'a enflammée, jeune femme. Puis mon regard actuel décèle des détails nouveaux qui ravivent le désir et le plaisir de côtoyer des hommes que je connais depuis ma jeunesse.
La nature est bien faite. A 30 ans, même celui qui proclame que "la vraie beauté est intérieure", reste sacrément obsédé par le contenant et le souhaite parfait. Comme Ariane, dans "Belle du Seigneur", on ne veut voir et offrir qu'une esthétique sans défaut, en gommant l'idée même qu'un être aimé puisse se moucher, avoir la fièvre ou déféquer. Je suis sûre, jeune Padawan, que tu traques sur toi le moindre poil de trop, (léger) bourrelet à la taille ou cicatrice. Que ta copine s'applique à elle-même une égale sévérité, trouve toujours ses seins trop menus ou trop lourds, ses kilos excédentaires et son teint à chier, tous complexes savamment entretenus par la presse féminine qui font la fortune des marchands de cosmétiques.
A 50 ans ou au-delà, lorsqu'on se connaît depuis des décennies, on garde certes quelques rejets rédhibitoires- dents pourries, ventre depardiesque, fortes odeurs corporelles- mais on se surprend, parce que l'intimité avec les années est devenu intérieure, tout comme la beauté, à se troubler de détails qu'on aurait autrefois considérés comme éliminatoires.
" Passé quarante ans, le corps des hommes raconte leur histoire, leurs bonheurs et leurs blessures. Je passerai sdes heures à le décoder, le séquencer, Champollion du désir face à d'intimes hiéroglyphes... " (Des désirs et des hommes)
Les amoureux au long cours peuvent tout se permettre, même l'humour, trop souvent absent du sexe, hélas.
"Arrête, c'est trop bon!
-Je reconnais bien là ta rigueur judéo chrétienne: quand c'est bon, on doit s'arrêter... J'en ai connu qui criaient: "Oui, oui, continues...
Des salopes, d'infâmes séductrices! J'espère que tu ne les as pas crues?
-Pas du tout, je baise comme un pied.
-Montre moi, mon amour."
(Autres désirs, autres hommes)
La main sur le corps d'un homme plus tout jeune se heurte à des aspérités, des irrégularités, de la mollesse ou de l'osseux, c'est un paysage plus tout à fait lisse et ça tombe bien: on a perdu le goût du lisse, on a traversé ensemble des précipices, des chagrins, des combats et on aime ce qui est vivant. On s'est quitté parfois, puis retrouvé avec la pleine conscience de ce qui rapproche plutôt que le grief de ce qui éloigne. Si l'on continue à se voir, s'aimer, se désirer après tant de péripéties, parfois après de longues absences, c'est que le sexe n'était pas le seul ferment de l'amour et c'est bigrement agréable de se dire qu'on aime tout simplement partager des morceaux de vie avec un- ou plusieurs- êtres qu'on aime pour ce qu'ils sont. Avec la capacité que donne la maturité de savoir aussi vivre loin d'eux sans se sentir aussitôt amputé d'une part de soi.
On se surprend à être troublé(e) par un geste qu'on n'aurait même pas remarqué à 30 ans, à contempler le contenant plus tout neuf avec une gourmandise attisée par le fait qu'on connaît le contenu, ce mélange de connivence, d'échanges, d'humour, d'opinions convergentes ou divergentes et même de paillardise qui crée l'intimité.
On n'a plus rien à prouver ni à se prouver, on l'a vécu. Il reste à savourer l'amour juste pour le plaisir, avec ses jeux et sans enjeux. On se prend alors à plaindre la routine des amants "on dîne, on baise" bi-hebdomadaires, l'ennui des fêtes où l'on drague sans l'assurance de conclure mais avec la certitude de prendre la gueule de bois, la répétitivité de soirées libertines où les participants ne savent plus quelle géométrie érotique inventer pour pimenter les ébats, la monotonie des rencontres par sites spécialisés où durant l'entretien "en vrai" on a l'impression de passer un entretien d'embauche et d'en faire passer un (ses qualités correspondent-elles au profil affiché? La photo sur le Net ne date-t-elle pas de dix ans? Pourquoi affiche-t-il ses revenus, me prend-t-il pour une femme vénale?) avec une forte envie de crier "Au suivant", comme Brel.
Brel, qui, au final, chante si bien les amours durables.