Est-ce l'automne? En trois jours, plusieurs ami(e)s m'ont fait part de leurs doutes sur leur vie privée, qu'il s'agisse de s'évader d'un couple classique ou de s'interroger sur les vertus de l'amour libre. Avec généralement l'envie de trouver "le" bon modèle. J'ai fouillé dans mes archives et trouvé ce texte de 2005, écrit après une période d'incertitudes multiples, qui ont mûri mon équilibre d'aujourd'hui.
Mai 2004, j’interviewe une brillante universitaire. Avant la fin du repas, alors que nous parlons d’un tout autre sujet, elle me confie : « J’ai lu « Aimer plusieurs hommes ». Il y a six mois, je vous aurais dit que c’était exactement moi. Et puis j’ai changé d’avis. Je change de vie. »
Elle avait fait ses études au cours de la décennie 70/80, parenthèse enchantée des libertés en tous genres, avec la pilule et sans le SIDA. Après leurs études, son mari et elle se sont installés et ont opté pour une vie amoureuse très libre « Pour nous, ça allait de soi. Nous nous aimions, nous avons eu deux enfants, et nous menions des relations amoureuses en toute liberté. Sans tout nous dire, mais sans rien nous cacher. Comme vous. Autour de nous les gens restaient incrédules, ils guettaient le moment où ça allait craquer. On a passé vingt ans de bonheur et de liberté, avec des enfants bien dans leur peau… »
J’attends le « Et puis… », le récit de l’instant où tout a basculé. Un déclic étonnant, avec un vieux copain de fac, nommé là où elle travaille. Retrouvailles chaleureuses, puis de plus en plus tendres. M. passe une soirée chez cet ami, comme elle a passé de multiples soirées depuis vingt ans chez des hommes , rentrant au petit matin chez elle. Mais cette fois ci, elle ne rentre pas. Pendant un mois, lorsqu’elle va chez cet homme que nous appellerons H. elle ne retourne chez elle que le soir suivant et perçoit bientôt chez son mari un reproche muet, un silence attristé. Il sent qu’un grain de sable est venu enrayer cette mécanique si bien huilée. H. est de plus en plus amoureux, M. l’est moins que lui et pourtant, au bout d’un mois, elle appelle son mari pour lui dire qu’elle désire une séparation. Le grain de sable est devenu montagne. « Qu’est- ce qui vous a amenée à changer de vie, d’avis ? »
Ce n’est pas l’amour, elle a connu des passions autrement plus torrides qu’elle a su « gérer » de main de maître, navigant sans faillir entre ses nuits brûlantes, son travail, la tenue de la maison avec deux ados à nourrir, et son mari. Autour d’elle, chacun vantait sa vitalité, les hommes de sa vie l’épiaient avec une admiration non dissimulée, beaucoup avaient essayé de l’entraîner dans une classique liaison s’achevant par un divorce, « comme les copains ». En vain. Elle tenait boute au vent.
« C’est de cela que j’ai eu assez, de cette image d’extra-terrestre de l’amour, capable de garder le beurre et l’argent du beurre, de mener mille vies quand d’autres peinent avec une seule. J’ai été parfaite, et c’est épuisant d’être parfaite. J’ai mené une vie extraordinaire mais avec le sentiment qu’on m’attendait sans cesse au tournant, qu’on guettait la faiblesse… J’ai lutté, mais je suis fatiguée »
M. se tait, dessine des ronds sur la nappe, hésite : « Je ne sais pas si j’ai raison, si cet amour va durer. Je fais de la peine à mon mari qui ne comprend pas ma volte-face, à mes enfants si fiers de leurs parents, à bien des amants vexés qu’un autre ait réussi ce qu’ils avaient tenté en vain. Ma seule motivation, c’est de m’inscrire dans un schéma tout simple de couple fidèle, où on ne se pose pas de questions et surtout où les autres cessent de vous en poser. »
Les autres, dont beaucoup doivent se réjouir de l’échec de ce couple libre qui a tenu vingt ans, plus que bien des couples classiques, car ils vont pouvoir décréter que « cela ne marche pas », tout comme une étude négative sur l’homéopathie est généralement annoncée sous le titre « l’homéopathie, ça ne marche pas », tandis qu’un échec d’un médicament quelconque ne fera jamais titrer : « la médecine ne marche pas. » Le modèle dominant bénéficie toujours de plus d’indulgence que le modèle marginal, qui n’a pas droit à l’erreur. L’erreur est sans doute de passer d’un modèle à un autre, de s’imposer une théorie du comportement si rigide qu’elle enferme autant que les petites cases d’antan.
Longtemps, j’ai tenté de modéliser ma façon de vivre, sans y arriver, car elle est par essence fluide. A l’inverse de la monogamie, qui interdit les escapades hors du couple, la notion de fidélités plurielles, si elle laisse la porte ouverte aux désirs, n’impose pas d’être en permanence « plurielle ». La vie n’y est pas construction sur plans, mais mouvance perpétuelle.
Lors de la parution de « Aimer plusieurs hommes », je me référais encore à la notion de couple, comme le centre d’une galaxie autour de laquelle tournaient d’autres amours. Aujourd’hui, je placerais plutôt la personne seule au centre de la galaxie, comme un électron libre auxquels s’accrochent d’autres électrons qui génèrent des relations plus ou moins intimes et non codifiées selon le degré de projet et de complicité communs. Lorsque la sexualité n’est plus « le point où tout bascule » mais devient un langage, elle cesse de dominer la relation et c’est pourquoi les soirées du type « on dîne, on baise » ne m’intéressent plus guère. Peut-être aurais-je un jour envie de renouer avec ces séductions légères, ou au contraire un accès de monogamie ou de chaste solitude. Quoi qu’il en soit, je ne me dirais pas que je change d’avis ou de modèle. Je respecte les mouvements de la vie, qui sait souvent mieux que nous. Mais tout ceci demande d’avoir confiance en Elle, confiance en soi. Apprendre à s’aimer, soi, pour ne plus dépendre du regard des autres, et pour que l’autre ne soit plus un besoin mais un désir, cela exige de cultiver à la fois le détachement et l’amour. L’intimité et la juste distance. En ne craignant ni les incertitudes ni, parfois, un peu de solitude.
