Elle le rencontra dans un bar. Un dealer propre sur lui, qui lui inspira sur le champ confiance. Après quelques verres de bon vin et une petite fumette partagée, il lui souffla à l’oreille qu’il avait quelque chose de meilleur à lui proposer, du genre qui fait planer non seulement pendant mais après… avec la décharge d’adrénaline, d’endorphines, de dopamine, bref de tous les trucs en « ine » qui signent le very good trip.
Il n’avait pas menti. Une seule dose de sa came suffit à la faire planer si fort qu’elle réclama « encore ! » mais il rit : « Pas ce soir, j’ai à faire, je te promets de revenir demain. » Il était à peine parti que déjà elle rêvait au lendemain, regrettant dans le vertige qui l’avait saisie de ne pas avoir pensé à lui demander son numéro de mobile.
Le second jour, il doubla la dose et ce fut dantesque. Elle ne savait plus qui elle était ni où elle habitait, tout ce qu’elle savait c’est qu’il lui faudrait désormais sa dose quotidienne, tant le manque la saisissait quelques minutes à peine après son départ. Avant, elle avait pourtant goûté à l’herbe, de la bonne rapportée par un ami d’Afghanistan, elle avait testé des comprimés qui font rire lors d’un festival techno, bref elle n’était pas une débutante, mais jamais encore elle n’avait été aussi intensément et rapidement addict. Elle appela des copines pour leur raconter cette merveille et toutes l’envièrent. Seule sa meilleure amie, Polly Sirène, fronça les sourcils. « Fais gaffe, t’es en train de partir en vrille. » Elle pensa que son amie était une rabat-joie, et ne voulut pas entendre l’avertissement, passant les dix jours suivants dans l’attente éperdue du dealer et ne se ranimant que lorsqu’il sonnait à sa porte.
Un soir, il ne vint pas. Elle connut une nuit blanche où elle se tordit de douleur sur son lit, en proie au manque qui lui creusait le ventre et la laissait en sueur, en larmes en désespoir… Le cinquième jour, il arriva comme si de rien n’était : « Désolé, j’étais en voyage et n’ai pas pu te prévenir. » Elle se précipita sur lui, il l’écarta de ses deux mains tendues, sourit : « Une seule dose pour te réhabituer, ou tout de suite deux ? » La question ne se posait même pas. Elle en voulut, une, deux, trois, avec la sensation de ne vivre pleinement que durant ces minutes là.
Elle lui dit qu’elle avait besoin de sa came quotidienne, qu’il devait la lui fournir, après tout c’est lui qui l’avait rendue addict, il ne pouvait pas la laisser tomber. Il ne répondit pas et elle fut prise d’une angoisse intense à l’idée d’avoir été trop insistante. Elle lui proposa une grosse somme d’argent, il la refusa. « Plus tard, rien ne presse. »
Une fin d’après-midi où l’orage donnait à la ville des lueurs de crépuscule, elle l’aperçut dans un café, parlant à l’oreille d’une femme qui riait en l’écoutant. Elle en fut offusquée. Ce sale type dealait partout ! Elle appela Polly pour lui crier son indignation. Polly essaya de calmer le jeu : « Réfléchis : il te fournit tes doses, n’est-ce pas ? Alors pourquoi te mettre dans un état pareil ? – Mais Polly, c’est insupportable, je ne veux pas qu’il deale ailleurs. -C’est sa vie, tu ne peux pas l’enfermer chez toi, tout de même ! » Elle en convint, tout en se disant intérieurement que si, c’est ce qu’elle aurait voulu : l’enfermer et qu’il devienne son dealer attitré. Elle ne supportait pas l’idée que d’autres qu’elles goûtent cette drogue exquise. Il ne lui suffisait plus d’en profiter, elle en voulait l’exclusivité.
Le soir, après sa dose car elle aurait été incapable de lui parler avant, elle lui révéla qu’elle l’avait vu dealer dans un bar et qu’elle ne le supportait pas. Il se leva pour partir, elle se traîna à ses pieds, il se dégagea, elle tenta la froideur : « Fiche le camp, je trouverai d’autres dealers, tu n’es pas le seul à avoir de la bonne came. » Mais quand il ouvrir la porte, elle hurla : « Reviens, sinon je vais mourir ! ». Elle écouta décroître le bruit de ses pas dans l’escalier et crut effectivement qu’elle allait mourir tant le manque se faisait aussitôt sentir.
Elle se procura une arme, guetta le dealer à la sortie du bar où il officiait ce soir là. A peine avait-il franchi la porte qu’elle tira deux fois. Elle visait bien, il s’écroula, elle s’enfuit en courant et monta quatre à quatre chez elle.
Quelques jours plus tard, averti par son employeur qui s’inquiétait de son absence et n’avait pu la joindre au téléphone, les pompiers enfoncèrent la porte et la trouvèrent morte sur son matelas, un flacon de comprimés ouvert sur la table de nuit. A défaut de sa dose, elle avait avalé une overdose de somnifères.
« Encore un drame de la drogue, soupira le flic qui les accompagnait.
-Ou un chagrin d’amour, suggéra le jeune pompier ému par la beauté de la jeune femme.
- Rien à voir avec l’amour, fit le flic en haussant les épaules. La drogue dont je te parle est hyper dangereuse et pourtant non seulement tolérée, mais encouragée par la société. On l’appelle la passion dite abusivement « amoureuse » qui rend les gens fous et peut les amener au crime ou au suicide, à s’avilir et à devenir dépendants pire que des cocaïnomanes. A part l’argent, je ne connais rien d’aussi addictif. Enlève la passion et l’argent, la jalousie et l’avidité, tu élimines 80% des faits-divers. D’ailleurs, étymologiquement, passion signifie souffrance. » (ce policier cultivé avait fait du latin).
Lyrique, il leva les yeux au ciel : « Seigneur, délivre-nous de la passion et apprend nous l’amour. »
Je ne résiste pas au plaisir de faire connaître cette chanson aux jeunes générations, c'est un monument!