Il est né en 1948, enfant du baby-boom amorcé dans l'euphorie d'après-guerre et qui se poursuivra pendant plus de dix ans. Trois ans après l'armistice, les restrictions alimentaires sont presque oubliées, la France est dans une dynamique de reconstruction, de croissance, et le bébé de 1948 bénéficie des acquis du Conseil National de la Résistance: prestations sociales, assurance-maladie, suivi médical des enfants qui font des baby-boomers une génération pléthorique et costaude.
Grâce aux antibiotiques et aux vaccinations obligatoires et gratuites, grâce surtout à l'amélioration de l'hygiène, à une meilleure alimentation et aux logements enfin équipés de salle d'eau et de chauffage, la mortalité infantile tombe en flèche. Bien avant le vaccin, la rougeole qui tuait des milliers d'enfants chaque année (comme en Afrique aujourd'hui) devient une maladie infantile bénigne, avec une cinquantaine de décès par an pour 800 000 cas. Les vaccins n'amélioreront jamais ces statistiques de mortalité: ils feront baisser les cas de 90%, mais la mortalité restera scotchée à 30 à 50 décès annuels, il y a des chiffres incompressibles... Les parents des baby-boomers seront les premiers à ne pas considérer la perte d'un enfant comme un événement hélas courant.
Baby-boomer va vivre le début de la 5ème république en 1958, les événements de mai 68, l'échec de l'Union de la gauche en 78, la seconde élection de François Mitterand en 1988, l'offensive Serbe au Kosovo en 98 et la crise financière en 2008. Parfois, il se demande pourquoi les années en “8” sont si importantes, mais il regarderait les autres, il s'apercevrait qu'elles sont toutes porteuses d'événements historiques, le “8” ne lui importe que parce qu'il est né en 48, le baby-boomer a une tendance narcissique qu'exacerbe le sentiment de faire partie d'une génération bénie mais si nombreuse qu'il va lui falloir se démener pour sortir du lot.
Dans sa première dizaine, c'est un enfant heureux, qui mange du chocolat au lait ou à croquer- pas encore de dizaines de variétés dans les linéaires- que des parents savourent après les horribles succédanés des années d'occupation. Il joue dans la rue sans crainte, se fabrique d'improbables véhicules avec un cageot et des patins à roulettes à lanières, se passionne pour le meccano, lit Bibi Fricotin et les Pieds Nicklés et fréquente la communale.
A quelques années près, il va échapper à la guerre d'Algérie et au service militaire qui, pour ses aînés, a duré 30 mois dans les Aurès. Il est la première génération à ne pas connaître l'angoisse de mourir au front.
Mai 68 lui fait prendre conscience de sa puissance, quand quelques milliers de jeunes de son âge font trembler le pouvoir et impriment pour les années à venir d'autres façons de penser, de s'habiller, de faire de la musique et d'aimer. Il connaît la “parenthèse enchantée” avec pilule et sans SIDA. C'est la première génération- et la seule pour l'instant- à connaître une sexualité joyeuse et sans risque en compagnie de jeunes filles qui ont jeté le soutien-gorge et la virginité par dessus les barricades. Les magazines pour jeunes l'encensent et en font le modèle de référence. Dans les années 70, être jeune et révolutionnaire se porte bien, les baby-boomers s'emparent des moyens d'expression qu'on appelle bientôt les medias et ne les lâcheront plus, ils y sont encore aujourd'hui... Ce faisant, ils s'arrangeront pour ne jamais vieillir, présentant à chaque décennie les valeurs de leur génération comme la norme suprême.
Dans les années 78/88, décennie “fric” des années 80, les baby-boomers rendent populaires les “golden boys” qu'on n'appelle pas encore traders. Les jeunes politiciens de l'époque sont issus pour beaucoup des mouvements contestataires des seventies mais savourent sans complexes les délices de l'argent et des paillettes présentés comme modernes et innovants. “Vive la crise!” Baby-boomer est partagé entre la nostalgie des généreuses seventies et l'attrait des sunlights qui boostent les carrières. Entre les boomers de la capitale et ceux de province se crée un fossé, certains sont tiraillés entre les deux.
Il passe la quarantaine en 1988, un peu fatigué... Il a fondé une famille très jeune, a divorcé, s'est remarié, ou au contraire a convolé sur le tard et eu son premier enfant à 35 ans. Entre famille recomposée ou couches-culottes, baby-boomer a besoin d'une pause. C'est la décennie du “cocooning” que les medias- toujours babyboomés- présentent comme le nec plus ultra de la modernité dans des articles où d'anciens fêtards alcoolisés font l'apologie des “pasta-parties à la maison avec les copains.” Il est la première génération où les papas portent leurs bébés en kangourou avec fierté. Puisque les journaux parlent des “nouveaux pères”, ils en sont, c'est tendance... En jean et chemise blanche comme BHL, ou en total look de d'jeun's, c'est la première génération qui se sent ado à mi-vie, quasi immortelle puisqu'elle n'a jusqu'ici guère côtoyé la mort.
(il y a des exceptions, évidemment...)
1998: fin du millénaire, guerre au Kosovo, naissance de l'Euro et premières rides marquées. Baby-boomer connaît son premier toucher rectal: “A votre âge, faut surveiller la prostate” explique laconiquement le praticien en retirant son doigt. A votre âge... Pour la première fois de son existence, baby-boomer réalise que le temps passe et il déteste cela. Heureusement, ses co-générationnels en place en politique et dans les medias gomment cette fâcheuse réalité, les uns en affichant à leur bras de jeunes donzelles, les autres en affirmant haut et fort que “la vie commence à 50 ans”. Même les femmes, vieilles à 30 ans chez Balzac, revendiquent la jeunesse du haut de leur quinquagénérité, des traitements contre la ménopause (qui n'est pourtant pas une maladie) et des bébés après 45ans. L'écart se creuse entre les babyboomers de condition modeste et les autres: les premiers ont vieilli plus rapidement que les seconds, le chômage les touche en premier.
2008: krach financier, panique à bord de la planète. Baby-boomer de 48, une fois encore, s'en tire bien. Il a juste assez de trimestres validés pour prendre sa retraite avant que la loi ne change, ce qui ne l'empêchera nullement de poursuivre une activité annexe pour “rester dans le coup” dit-il, sans aucune considération pour les 40/50 ans chômeurs qui piaffent à l'entrée de Pôle Emploi, attendant que babyboomer laisse la place. Il s'inquiète tout de même pour ses enfants, plus diplômés qu'il ne l'a jamais été et relégués dans des emplois précaires. Sa génération pléthorique a tout de la génération Attila. Après elle ne pousse pas un brin d'herbe. D'ailleurs l'herbe, l'eau et les ressources naturelles se raréfient, il en a profité et oublié qu'elles n'étaient pas inépuisables malgré ses défilés d'écolo des années 70 qu'il regarde aujourd'hui avec attendrissement et une certaine mauvaise conscience.
Mais voici que le ciel se couvre. Autour de lui, comme il dit, “ça dépote”: il apprend la maladie de l'un, le décès de l'autre. Pas vieux, souvent. Cancers, AVC, suicides... à 60 ans ou à peine plus. Mort démocratique qui touche les célébrités comme les inconnus. Il lui semble que sur le gâteau que la vie a toujours été pour lui, les bougies s'éteignent une à une. Avant de souffler la sienne, il aimerait bien se dire qu'il n'est pour rien dans le chaos d'aujourd'hui, mais il est honnête: qui d'autre que lui, que ceux et celles de sa génération, ont tenu aussi longtemps les rênes? Qui a laissé faire? Qui a profité, sinon cette génération qui voulait pourtant changer le monde et le rendre meilleur?
Il a de temps à autre des douleurs au réveil, s'inquiète d'une urine trouble, d'une toux qui s'éternise, d'une érection moins fringante... Il fait attention à son poids, à sa forme, fait du jogging, nage, a cessé de fumer et ne boit plus que du vin, autant dire plus d'alcool! Ses parents âgés de 85 ans ou plus le trouvent timoré: “A ton âge, on ne se trouvait pas un pet de travers tous les matins...” Il se demande comment font ses vieux pour ne pas être paniqués à l'idée de mourir sans doute bientôt. Lui y pense de plus en plus, il se dit que les quinze ans à venir seront celles de la décrépitude, il ne veut pas, il n'a jamais été préparé à l'idée de sa propre finitude ... Il se demande si ses anciens compagnons de route toujours au pouvoir ont les mêmes angoisses que lui et pourquoi ils mènent cette vie de fous, toujours le nez dans le guidon. “Justement, lui répond l'un, ça nous évite de penser à tout ça.”