« Deux ou trois fois par an, Marine venait la voir pour de courts séjours illuminés de confidences et de fous-rires. Madeleine regardait sa fille et s’émerveillait à chaque fois que cette jeune femme indépendante et belle assise en face d’elle vînt de son ventre. Qu’on puisse fabriquer des êtres humains continuait à l’étonner, et plus encore l’idée que cette création soit à la portée du premier imbécile venu. Si Dieu existait, elle le trouvait bien inconséquent d’avoir permis cela. « Tu as raison, riait Marine, naître, procréer et mourir sont les actes les plus importants de la vie et les seuls que tout le monde a le droit de faire sans contrôle, même un crétin abyssal, alors que dans n’importe quel autre domaine on te demande de prouver tes compétences. » (JOUER AU MONDE)
« Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris » écrivait Victor Hugo, dans un élan poétique où il décrit le nouveau-né comme un « corps où rien n’est immonde, âme où rien n’est impur » ce qui prouve d’une part sa méconnaissance totale de l’odeur des bébés (lait caillé + transpiration+ pipi/caca) d’autre part une pudibonderie funeste à penser qu’une fois adulte, le corps a quelque chose d’immonde… alors qu’il reste une machinerie absolument magique dont les réactions sont un mystère ravissant des milliers de chercheurs. Allez, Victor, mettons ton enthousiasme au compte de la poésie. Plus réaliste, mon père, avec humour et flegme- il a quand même élevé cinq enfants- complétait : « Le cercle de famille applaudit à grands cris… et les emmerdements commencent ». Encore eut-il de la chance, nous fûmes de braves petits, bons élèves et respectueux de nos parents, même quand ils nous semblaient, comme à tout ado, ringards ou « boloss faisant crari » (à l’époque on disait « croulants » ou « out »)
Vers la trentaine, à toute copine bêlant « je voudrais un bébé ! » je rappelais qu’un bébé, OK, c’est mignon- quoique l’odeur de lait caillé, parfois…- mais qu’elle devait avoir conscience que le bébé devient un enfant sujet aux maladies infantiles, aux chutes, aux doigts dans la prise électrique, aux questions incessantes, aux pleurs angoissants parce qu’inexplicables, aux résultats scolaires déprimants, aux goûters d’anniversaire qui laissent sur le flanc lorsqu’on a géré 15 gamins vociférant, aux réunions de parents d’élèves interminables et au festival de fin d’année du cours de danse (musique, théâtre…) où pour apercevoir son rejeton quatre minutes on doit se fader un spectacle de quatre heures !
Enfin pubère, l’enfant devient ado et le parent exécrable, c’est la loi des hormones : si tu veux devenir adulte, mon fils- ma fille- tu dois te détacher de tes parents, ce qui implique, tant la perspective est dure, de les rejeter violemment en trouvant « nul » tout ce qu’ils font ou disent. Qu’ils soient parents classiques, baba-cools, hors normes, sévères ou indulgents, tu les provoqueras en étant insolent, boudeur ou marginal, en demandant qu’ils te conduisent au collège en voiture mais « gare-toi loin, maman, parce que si mes copains te voient … la honte ! », honte présente que la mère soit moche ou canon selon lesdits copains.
Tu adopteras des conduites à risques ou au contraire te retrancheras dans ta chambre non sans avoir levé les yeux au ciel pour signifier ton mépris du monde adulte et mis la musique à fond la caisse, ce qui ne t’empêche pas d’exploser ton forfait téléphonique en racontant à tes copines comment ton nouveau mec est « trop » !!! Bénis soient les forfaits illimités qui n’existaient pas à l’adolescence de mes filles, nos comptes bancaires s’en souviennent… Parent, on ne survit à l’adolescence de ses rejetons qu’en sachant que c’est hormonal et que ça dure en moyenne 6 ans. 13/19, les chiffres en « teen », d’où « teen-agers ».
Alors, copine, si tu veux un bébé, sache que tu en prends non pas pour 20 ans mais pour la vie, avec des moments de pur bonheur et fierté quand tu regarderas les adultes qu’ils (elles) seront devenu(e)s, mais aussi du souci, même si tout va bien pour eux, et pire encore lorsqu’ils n’iront pas bien, ce qui arrivera forcément car la vie ne peut faire abstraction de certains malheurs, qui font d’ailleurs mieux cerner la fragilité du bonheur et le devoir absolu de goûter, savourer, rechercher tous les instants de bonheur, quels qu’ils soient, sans jamais culpabiliser. Même si tu es championne du monde dans l’art de t’assumer et de ne jamais culpabiliser, tu te demanderas toujours, devant ce rejeton mal dans sa peau : « Aurais-je merdé quelque part ? » tout en te disant que zut, l’environnement d’un gamin n’est pas fait que de ses parents mais aussi des potes, des profs, de la TV, d’Internet, des voyages et surtout de son propre regard sur la vie. Une copine qui en voulait à son père de ne pas l’avoir aimée assez (illusion ou réalité, je ne sais pas, je n’ai jamais connu son père) s’est fâchée avec moi lorsque j’ai osé lui dire : « Ton père a sans doute fait des erreurs ou en tout cas tu l’as ressenti ainsi, mais devenir adulte c’est aussi faire la paix avec ton passé, même si tu ne l’oublies pas. La rancune éternelle te rend malheureuse et de plus, ton père étant mort, tu ne peux même pas lui casser la gueule ! » Elle avait pourri sa vie, celle des hommes qu’elle rencontrait et identifiait au père et celle de son frère qu’elle jalousait, persuadée qu’il avait été préféré parce que garçon. Comme quoi, certains enfants ne grandissent jamais…
« Tu fais tout pour en dégoûter les autres, mais tu en as eu quand même », répond la copine.
- Ai-je dit qu’il ne fallait pas en avoir ? Non. C’est un choix, tout comme celui de ne pas en avoir, mais qu’au moins il soit lucide, faute de quoi tu seras forcément déçue par le décalage entre le délicieux bébé décrit par Victor Hugo et la réalité d’accompagner un enfant jusqu’à la fin de ta vie avec de merveilleux moments, mais aussi de vraies difficultés. »
Heureusement, la majorité des parents acceptent l’enfant et le lot d’emmerdements qui va avec, et continuent de parler de chaque naissance comme d’un heureux événement et de leur progéniture avec amour et fierté, malgré les tempêtes traversées.
QUESTION: pourquoi la sagesse que ces personnes possèdent en tant que parents leur fait-elle si souvent défaut dès qu’il s’agit d’amour au sens couple et sexuel du terme ?
Pourquoi exigent-ils des contes de fées et de l’amour fou ? A cause de son idéalisation (« Aimer, à perdre la raison ») par les poètes, qui les incite à vouloir que le leur soit tout aussi beau, tout aussi fort, tout aussi pur, pour les siècles des siècles, Amen… et les fait rompre à la moindre anicroche ? Ne seraient-ils pas plus heureux en étant conscients, dès le début d’une relation, qu’ils s’embarquent pour un rafting sur torrent agité mais justement passionnant à cause de cela, de ces moments où on se demande « qu’est-ce que je fous avec cet abruti(e) ? » alternant avec des instants magiques où, comme disait une amie après 35 ans de vie commune : « Parfois, Jean-Claude fait un geste qui me charme et à ce moment là je sais exactement pourquoi je l’aime depuis mes 16 ans. »Ce qui n’empêche pas qu’ils se soient, j’en suis sûre, disputés autant de fois qu’il le fallait… L’amour relève décidément davantage du goût pour la réalité des êtres que de leur idéalisation.
Tableau Julien Meunié.