Il se croyait invincible, immortel jusqu'à plus de quarante ans. Puis la mort a frappé autour de lui, pas seulement ses parents, ce qui allait dans la logique des générations, mais des gens aussi jeunes, voire davantage que lui. Il a soudain réalisé qu'il était mortel. Comme beaucoup de baby-boomers dotés d'une insolente santé et d'une existence ô combien privilégiée, qui voient tomber leurs contemporains comme à Gravelotte.
A 14 ans et demi, un beau soir de printemps, j'ai croisé deux copines en larmes : « Tu connaissais Patrick ? » C'était la première fois qu'on me parlait d'un pote à l'imparfait. (le passé n'est jamais simple et l'imparfait, comme son nom l'indique). Le copain avec qui j'avais dansé deux heures plus tôt s'était noyé. Ainsi, on pouvait mourir à 16 ans ! Je le savais, bien sûr, mais entre savoir et toucher du doigt cette réalité, il y a un monde. Comme avait répondu François Mitterrand à un journaliste pas très diplomate qui lui demandait s'il pensait à la mort alors qu'il était en phase cancéreuse très avancée : « Bien sûr, je sais que je vais mourir... mais je n'y crois pas. Tout comme vous d'ailleurs. » C'était un sujet de philo du bac il y a quelques décennies, cette antinomie entre la certitude que nous avons de mourir un jour et l'impossibilité de l'envisager concrètement.
Je l'ai de nouveau envisagée très concrètement quand un ami proche s'est suicidé à 19 ans, parce qu'il se désespérait de n'avoir pas encore rencontré le grand Amour. Ça fout les boules ce genre de connerie et depuis, je n'ai de cesse de répéter aux amoureux chagrins qu'aucun homme, aucune femme ne mérite qu'on se prive de la vie pour lui, pour elle. Et a fortiori aucun patron : qu'aujourd'hui la crise économique pousse des gens au suicide mériterait qu'on déclare criminels passibles de la cour d'Assises les financiers, industriels et hommes politiques responsables de cette situation. Décideurs qui mourront comme les autres, et vu l'âge avancé de certains, je ne comprends pas qu'ils ne se disent pas chaque matin : « Ça se tire, ça se tire... Bientôt je ne serai plus là. Si je faisais quelque chose de bien plutôt que d'emmerder les autres pour mourir sur mon tas d'or ? »
« La vie, c’est comme une barbe à papa. Au début c’est doux, moelleux, joli, on en mangerait ! Puis chaque jour lui arrache des filaments dans lesquels on s’empêtre et qui collent, et qui poissent, et qu’on ne trouve même plus bons. Mais la vraie angoisse, celle qu’on n’avoue jamais, c’est la certitude qu’à la fin ne reste qu’un bâton à jeter. C’est le contraire du vin : la vie ne se bonifie pas avec les années. »( Jouer au Monde, p. 144)
J'ai écrit cette phrase bien avant de la mettre dans un roman. J'avais un peu plus de 30 ans et m'étais réveillée un matin en larmes à l'idée que je vivais alors le meilleur de l'existence avec des parents vivants, un bébé tout neuf, un boulot enthousiasmant, une santé de fer... mais que tout ça allait se gâter, forcément. La vie comme un gâteau d'anniversaire dont les bougies s'éteignent une à une... Il y a aussi ces trucs agaçants, quand le temps qui passe s'imprime sur la peau malgré toutes les crèmes et la meilleure hygiène de vie possible, que les médecins commencent chaque phrase par « A votre âge il faudrait... » que les gens après le classique « tu fais toujours jeune ! » ( comme si être jeune était une qualité en soi) passent au « Il est bien conservé pour son âge » et finissent par « il (elle) est encore bien conservé(e) ». Les jeunes au chômage, les vieux en conserve...
Avec les années pourtant, loin d'être une angoisse, la conscience de la finitude me donne une vraie sérénité et accentue l'acuité de chaque instant. « Tant qu'à être une poussière minuscule dans l'univers et une milliseconde à l'échelle de l'univers, autant vivre aussi intensément que possible ». Elle permet une distance qui n'enlève rien aux indignations, aux révoltes, au plaisir de vivre et aux enthousiasmes mais enlève beaucoup à la croyance dans les idéologies qu'on a vu naître et mourir parfois au prix de milliers de morts, et au désir d'un ou une sauveuse providentielle (le féminin l'emporte sur le masculin puisque les femmes vivent plus longtemps) tout aussi mortelle que vous et moi.
La mort est démocratique, elle n'exclut personne, mais il conviendrait de lui rappeler qu'elle est injuste lorsqu'elle frappe davantage les pauvres (8 ans d’espérance de vie en moins pour un ouvrier français versus un patron, 42 ans d'espérance de vie moyenne en moins pour un habitant du Zimbabwe versus un français.). C'est la plus scandaleuse inégalité, bien plus que le fait de n'avoir pas encore la 4G dans les villes de province!
La mort a aussi une fâcheuse tendance à épargner plus longtemps les méchants que les gentils, la longévité de beaucoup de dictateurs et ex-nazis est stupéfiante, faudrait voir à ce que ça change, vieille camarde!
A part cela, elle fait partie de la vie. Depuis des décennies elle était occultée, on n'en parlait pas, les enterrements étaient quasi furtifs, mais voici que les réseaux sociaux, bizarrement, l'ont remise au goût du jour, avec des annonces de décès balancées au milieu de blagues à deux balles et de vidéos de toutes sortes. A priori c'est choquant, tant on a eu l'habitude de la mettre à l'écart du quotidien, mais finalement cela rappelle qu'elle est là, et pas seulement sous forme de statistiques. Choquant certes le fait que les profils de personnes décédées restent actifs avec des messages "d'amis" involontairement gaffeurs: « Ouh ! Ouh ! Qu'est-ce tu fous ? Tu ne postes plus ? » Choquant de les voir envahis de publicités pour cause d'inactivité prolongée- faut bien récupérer l'espace, n'est-il pas?- et de lire des com' interminables sur tel ou tel décès qui fait polémique. En revanche, que la faucheuse reprenne sa place dans les conversations a quelque chose de salubre, ça lui enlève son côté caché, presque honteux qui pousse certaines personnes à vous dire "Un tel est parti" plutôt que "Untel est mort" au risque de susciter quelques malentendus...
Une espérance de vie grosso modo de 80 ans se divise en un quart de 0 à 20 ans, un autre de 20 à 40, un troisième de 40 à 60. La particularité du 4ème quart est qu'on en ignore la durée : on peut mourir à 61 ans tout comme vivre jusqu'à 122 ans. D'où l'importance d'en savourer chaque bouchée, chaque plaisir avec gourmandise: « Ne prenons pas la vie trop au sérieux, de toutes façons on n'en sort pas vivant. »
Et puisqu'on dit "casser sa pipe", une petite chanson appropriée:
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