( Extrait de Jouer au monde" J'ai Lu, 2012)
... Le camarade syndiqué devint directeur de cabinet d’un ministre et jouit sans retenue des privilèges de son rang. Il s’amusait à traverser tout Paris en voiture de fonction cernée de motards, et faisait des chronos avec l’un de ses homologues, ancien compagnon de Groupes d’Action Révolutionnaire :
« Vingt minutes pour gagner Orly à 18h, tu dis mieux ?
... Quatre ans après sa nomination, il avait pris du poids et perdu sa tignasse rebelle, s’exprimant à présent dans un langage contraint où « l’idéologie à l’épreuve des faits » remplaçait le merveilleux « Soyez réalistes, demandez l’impossible ». Marine en fut blessée à l’aune des espoirs qu’elle avait nourris et se demandait, comme pour un amour déçu ou trahi, à quel moment, et pour quelle raison on lui avait menti.
« Ils avaient des idées et pas le pouvoir de les réaliser. Ils ont aujourd’hui le pouvoir, mais plus la volonté de réaliser leurs idées », se plaignait-elle à des amis tout aussi désappointés.
- Le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument », lui rétorqua un camarade énarque, ravi de cette citation qu’il présentait comme une fatalité quasi biologique. Marine n’était pas loin de partager cette opinion, mais elle en resta meurtrie et son appétit de vivre s’en ressentait toujours, quelques cinq ans plus tard.
Vivre, oui, mais ailleurs, en marge, à côté… Loin de ce monde qui basculait irrésistiblement vers l’injustice sous couvert de modernité.
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Dehors, elle fut saisie par la quantité de cars de police stationnés autour des bouches de métro. De braves touristes cherchaient à se rendre aux Champs-Élysées et demandaient leur chemin à des CRS de province venus prêter main forte à leurs collègues... Une clameur lui fit tourner la tête. Le cortège des personnels soignants arrivait sur la place. Les manifestants étaient très nombreux, jeunes pour la plupart.
Un appel la fit sursauter :
- Marine ! Ma- rine !
Elle chercha d’où provenait la voix. Une main s’agitait au-dessus des têtes. Marine reconnut Anne-Marie. Elle fendit le cordon de sécurité et rejoignit son amie.
- Ça alors, quelle surprise ! Ça fait plaisir de te voir !
- Moi aussi. Depuis combien de temps ?
- Je dirais bien … trois ans ?
- Au moins, oui. Comment vas-tu ?
- Ça va. Et toi ?
-On fait aller, sourit Anne-Marie. Les conditions de travail se dégradent, les camarades sont de plus en plus mous, le pouvoir de plus en plus dur. La routine, quoi ! ...
- En tout cas, votre manif d’aujourd’hui est un succès !
- Encore heureux, soupira Anne-Marie, ça fait des mois qu’on remue les camarades pour organiser l’action. J’ai pas dû passer deux soirs de suite à la maison depuis la rentrée de septembre.
- Les troupes ne sont plus motivées ?
- Ce n’est plus pareil. Avant, on manifestait avec l’espoir que ça change, c’était plutôt gratifiant. Aujourd’hui c’est par désespoir que ça n’ait pas changé. Les revendications sont pratiquement les mêmes, mais le cœur y est moins. Pas évident de manifester contre un pouvoir dont on avait tellement rêvé !
La semaine dernière, je me suis défoncée pour trouver un logement et des vêtements pour une famille expulsée. Le père est venu me dire que les vieilleries que je leur avais envoyées, je pouvais les reprendre. Il exigeait des habits neufs et à la mode!
- C’est dingue !
- C’est comme ça. Si tu exceptes les mecs qui dorment dehors, ce qu’on appelle pauvreté à Paris ferait rêver plus d’un Africain ! Pas pour rien qu’ils veulent venir.
-C’est toi, la communiste, qui dit ça ???
-Eh oui ! Sans doute parce que je les côtoie plus que toi, les pauvres. Souvent je me dis que si le Che revenait, il découvrirait avec stupeur que l’Homme nouveau et fraternel dont il rêvait n’existe pas. Y a des exceptions, bien sûr, mais globalement c’est plutôt chacun pour soi.
... Anne-Marie sourit :
-Je garde mes idéaux, rassure toi. Mais le scandale aujourd’hui, c’est moins la pauvreté que la richesse indécente de certains, qui sont de vrais parasites. L’argent pour l’argent, sans la moindre idée d’intérêt collectif. Les usines paternalistes d’autrefois étaient moins pires ! Alors m’être tant battue pour en arriver là, tu comprendras que je fatigue. J’en ai marre de perdre mon temps en réunion. Les gars s’en foutent, ils n’ont que ça à faire après le boulot, mais moi j’aimerais bien voir davantage les enfants, lire, faire autre chose, quoi ! Quand j’ai aidé trois mourants à passer, j’ai envie de me consacrer à du plus gai que les cas sociaux.
Elle but une gorgée de son chocolat qui avait refroidi et manquait d’arôme. Dehors le ciel était bas, les voitures circulaient mal. C’était un temps d’automne en plein hiver, un temps de fin d’époque, début de quelle autre ?
Marine écouta longuement son amie et décortiqua avec elle les caprices de la vie, avec l’impression mitigée de vivre un instant d’amitié important et d’agiter des lieux communs.
- Plus les années passeront, songea-t-elle, plus je rencontrerai de ces gens blessés par la vie, plus tout neufs mais pas encore assez vieux pour encaisser le choc du temps et des désillusions. »
Elle se demanda fugitivement si la vie valait la peine d’être vécue pour assister à cette déliquescence universelle, puis sourit en regardant sa montre : dans quatre heures, elle avait rendez-vous avec le Brésil.