C’est un café pas comme les autres, que j’avais inscrit au Panthéon de mes petits bonheurs de vie : « Un café frappé à 4h du matin au Pirée. » Bonheur à l’aller, quand après le vol Paris/Athènes et l’heure de trajet du bus 96 de l’aéroport jusqu’au Pirée, on arrive un peu hébété sur le port pour découvrir qu’il faut patienter deux heures, parfois plus, avant le départ du ferry pour l’île de son choix. Bonheur au retour quand on débarque à l’aube au Pirée avec la perspective d’un vol passé midi.
Ce café ombragé par des lauriers-roses était un havre, avec une quantité incroyable de tables et de chaises à l’extérieur comme à l’intérieur, plus tous les services qu’un voyageur peut espérer : boissons et grignotages, Internet à tarif étudiant, toilettes propres avec douches, téléphone et consigne pour les bagages, y compris les sacs à dos si souvent aujourd’hui rea non grata (choses non bienvenues), à croire que dans ce monde aseptisé les backpackers, les routards donc, doivent être éliminés du paysage non pas de façon brutale mais doucereuse, en leur faisant notamment moult complications à l’aéroport pour enregistrer leur bagage, qu’ils doivent enfermer dans un grand sac en plastique ou ligoter bien serré, au motif que « toutes ces courroies, mon Dieu, ça peut coincer les tapis roulants ». Ils s’en aperçoivent après 50 ans de voyages de backpackers partout à travers le monde !!! (petite parenthèse : merci à l’Australie, continent si ouvert aux voyageurs en sac à dos, qu’on trouve dans n’importe quelle petite ville une auberge appelée non pas « de jeunesse » vu qu’elle héberge tous les âges, mais « backpackers » vu qu’elle est particulièrement accueillante aux voyageurs en sacs ados, ceux qui toute leur vie gardent au cœur une part d’adolescence).
Pour en revenir à ce café qui recèle mes souvenirs de quinze ans de voyages en Grèce, d’aubes incertaines aux doigts de rose caressant de tendres traînées le ciel céruléen, de musiques lancinantes dont la seule écoute gommait tout stress tandis que m’envahissait la certitude que j’étais là où je devrais toujours être pour être en bonne santé- à deux pas de la mer avec tout le temps qu’il faut- j’eus ce 6 juin un sursaut de bonheur : l’embarcadère n° 9 d’où partait le ferry Adamantios Korais se trouvait à deux pas du mythique café dont j’apercevais à quelques mètres les lauriers fleuris doucement bercés par une brise meltémique, et à deux mètres au-dessus des grilles l’inscription étonnante : « la consommation n’est pas obligatoire ». Faut vous dire, monsieur, que dans ce pays de mer et d’îles, le port est un service d’Etat. Bien sûr, ça aide si vous consommez, mais si pas, vous êtes tout de même bienvenu et l’Etat subventionne le service public, comme dans toute démocratie.
J’ai franchi la grille ouverte avec un sentiment curieux : pas une seule chaise dans le jardin fleuri. Un coup d’œil à travers la porte vitrée : vide, avec des vestiges de vitres réfrigérées et quelques chaises empilées. A l’étage, un homme lave mélancoliquement le sol de la terrasse, seul. Le café géré par l’Organismos Limenos Piraiôs (autorité du Port du Pirée) a fermé, crise oblige. Je suis donc allée acquérir deux petites souvlaki (brochettes marinées) et une bière dans un kebab un peu miteux : 4,30 euros pour le tout, moins cher qu’un café au Fouquets J aurait dit NS en pensant que le Grec a sans doute un SMIC très bas, mais des prix également très bas. Si ce n’est qu’en scrutant le ticket de caisse, j’ai vu le taux de TVA : 23% contre 19,6% en France. Les Grecs ne paient pas tous leurs impôts directs, qu’ils soient évadés fiscaux ou légalement défiscalisés, mais les consommateurs paient la TVA au prix fort et on n’en parle jamais, alors que cet impôt est le plus pénalisant pour les revenus modestes.
Dans le jardin du café disparu, j’ai dégusté mes brochettes à l’ombre des lauriers en fleurs. Allongés sur un muret, des SDF siestaient, canettes vides en pagaille autour d’eux… Ils avaient mis du linge à sécher sur un fil tendu entre deux branches. L’un d’eux s’est levé, a pissé sous un arbre. Bientôt l’endroit sera devenu zone malodorante. Ce sera le moment pour les promoteurs d’acheter pour une bouchée de pain ce bâtiment si bien situé et de le transformer en bureaux ou bar branchouille. La mondialisation y trouvera son compte, l’âme du Pirée beaucoup moins, mais on sait déjà que "ce port du bout du monde que le soleil inonde"
n’appartient désormais que très peu aux Grecs et beaucoup plus aux Chinois.