Souvent dans ma tête se confondent « 1984 », de G. Orwell et « le meilleur des mondes » d’Aldous Huxley . Parce qu’ils parlent au fond du même monde, robotisé, surveillé, d’un totalitarisme pas forcément brutal, plutôt doucereux, qui mène à la soumission, fait dire « que veux-tu, c’est comme ça ».
Envie d’éructer. Et pourquoi ? Pourquoi accepter l’inacceptable ? Pourquoi soutenir un système économique qui a appauvri des millions de personnes et pillé l’environnement au profit d’une minorité qui demande qu’on l’aide à poursuivre dans le même sens.
1984, c’est l‘année où je disais à une copine « avant, on manifestait pour que ça change, aujourd’hui on manifeste parce que ça ne change plus. » Après deux ans d’euphorie, d’avancées sociales et de sentiment qu’enfin, ça y était, on l’aurait ce monde plus juste, c’était fini. Brusquement, les fonctionnaires étaient des parasites, l’entreprise une valeur sacrée, l’argent un but en soi. La bourse grimpait au milieu des années 80, les Golden boys (les mêmes qui, vieillissants, ont aujourd’hui des Golden parachutes) faisaient la Une des magazines et les Yuppies, surmenés mais riches et propres sur eux, passaient pour les héros des temps modernes.
1984, c’est l’année où j’alertais les camarades CFDTistes : « mais c’est plus la gauche qu’on a là, faut réagir » et les entendais répondre, embarrassés : « C’est vrai, mais on a tellement attendu qu’ils soient au pouvoir, on ne peut pas leur mettre de bâtons dans les roues. » 1984, c’est l’année de cette émission « Vive la crise » où Yves Montand, homme de gauche, célébrait les valeurs du capitalisme libéré et Bernard Tapie, repreneur d’entreprises à bas prix et grand spéculateur devant l’éternel devenait un modèle, puis un ministre et l’ami du président.
1984, c’est le début du processus qui permet aujourd’hui à Warren Buffet, l’homme le plus riche du monde, de ricaner : « Karl Marx avait raison, la lutte des classes existe, elle n’a jamais cessé d'exister. Sauf qu’aujourd’hui c’est nous, les riches, qui l’avons gagné. »
Il a raison : idéologiquement, les pauvres sont devenus des assistés, les chômeurs des paresseux et les parvenus des exemples à suivre, quelles que soient les crimes et la malhonnêteté qui les ont enrichis. Sous les milliers de morts de n'importe quel conflit, cherchez le pétrole, le gaz ou les minerais rares. Et on s'y résignerait?
Est-ce de pire en pire ? Oh que non! Il n’est même pas besoin de remonter à l’esclavage sous la Rome Antique, à la traite des noirs ou au massacre des Indiens pour en être convaincu. « Ne jamais oublier que le bas prix de la main d’œuvre non seulement est avantageux en lui-même pour le fabricant, mais rend l’ouvrier plus laborieux, plus réglé dans ses mœurs, plus soumis aux volontés qu’on lui impose. » (P. Brisson, Histoire du travail) Ca date d’avant la guerre de 14. Pendant la guerre, on parlait de la distinction entre civilisés et sauvages, même si des « sauvages » étaient envoyés au casse-pipe pour le salut de l’occident. L’Allemand était présenté comme un être malpropre puant la sueur… « On peut affirmer sans se tromper que si les taux de salaires étaient beaucoup plus flexibles, le chômage se trouverait considérablement diminué. » C’était en 1929. Les salaires baissaient, le chômage continuait d’augmenter. Ca n'a pas changé...
1984, c’est la fin d’une très courte période, la parenthèse enchantée dont parlait Françoise Giroud, « avec pilule et sans SIDA » mais aussi pendant laquelle dans de nombreux pays du monde on pensait que le progrès passait par l’amélioration des conditions de vie et de travail du plus grand nombre. Peu avant sa mort, Françoise Giroud avouait qu’après avoir toute sa vie cru qu’on pouvait agir pour un monde meilleur, elle pensait que finalement, l’homme était foncièrement mauvais.
En 1984, je me souviens avoir lancé au ciel à mon Père, mort fin 83 : « T’en fais pas, papa, tu ne manques rien ». Il y a quelques jours, faisant le point avec une cousine sur l’état moral ou plutôt amoral du monde, nous nous sommes écriées en même temps : « Heureusement que nos mères ne voient pas cela ! »
Et puis, il y a la vie, toute proche. Les concerts et manifestations pour tel ou tel groupe menacé, les pétitions lancées contre le massacre en République du Congo si peu démocratique (ex-Zaïre), un garçon perdu de vue pendant deux ans, de retour à Paris et qui m’appelle, des discussions avec des jeunes heureux de vivre qui veulent construire un monde plus doux et plus tendre, des altermondialistes actifs même si pas encartés, qui me font oublier le désabusement d’ex-militants de mon âge aujourd’hui aigris ou indifférents. Il y a des paysages intacts, quelques mots échangés dans un train avec un vieux africain, un petit-déjeuner joyeux avec des gens qui croient que prendre le temps n’est pas perdre son temps, le désir encore à fleur de peau, ma capacité à harceler des méchants et des malhonnêtes jusqu’à ce qu’ils lâchent prise, la révolte toujours présente… Tout ce qui rend vivant dans un monde craintif.