Samedi, on est sorti tard d’un dîner. Après quelques stations de tram, l’ami qui nous accompagnait a décidé de finir son chemin à pied : « J’en ai pour vingt minutes ». Il est parti tout tranquillement, mains dans les poches, dans une avenue presque déserte et peu éclairée. On n’y fait pas attention, ça semble naturel, mais si ça avait été une fille, on lui aurait dit que ce n’était pas prudent, qu’elle devrait plutôt prendre un taxi… Se balader seule en pleine nuit est un plaisir quasi interdit aux filles, et la menace est si intériorisée que même lorsqu’on le fait, on ne peut se défendre d’une certaine appréhension.
« Dans la rue sombre presque déserte, il n’y a que des hommes. L’un fume une cigarette, adossé à un porche, deux autres vont et viennent à pas lents, un groupe de fêtards sort d’un restaurant. Allongé sur un banc, roulé dans son duvet, un jeune SDF dort, le bras passé autour du cou de son chien, un doberman à l’air rogue qui gronde au passage de Lola. Elle avance d’un pas rapide, mais pas trop. Il y a une juste façon de marcher pour une femme, tard le soir. Trop doucement, elle semble attendre, trop vite elle semble fuir. Prendre garde aussi au rythme de ses pas, au bruit des talons sur le macadam. Trop silencieux, il les fait sursauter, trop bruyant, il peut devenir une provocation, attirer la convoitise. »
(« Ce qui trouble Lola)
Lorsqu’une femme se fait agresser en pleine nuit, il y a immanquablement des commentaires sur le fait qu’elle n’aurait pas dû se trouver là. Lorsqu’elle se fait violer en minijupe, on entend des remarques sur les tenues « pousse au crime ». Trois femmes disparaissent à peu d’intervalle en faisant leur jogging, et voilà qu'on me demande: « tu vas faire du vélo seule en forêt ? Fais gaffe, t’as vu ce qui est arrivé aux joggeuses ? » On ne se demande pas pourquoi la violence masculine, et en particulier la violence sexuelle sont si répandues, on trouve naturel de conseiller aux femmes: « restez chez vous, dehors c’est dangereux. » C’est si banal dans la tête des hommes que je me souviens, il y a dix ans, qu’un enquêteur avait dit à une jeune fille violée ( dont il s'étonnait, par parenthèses, qu'elle s'exprimât avec calme, comme si ça signifiait qu'elle était consentante!) : « Si ça se trouve, votre agresseur voulait juste voler votre sac, mais jolie comme vous êtes… »
Au lieu de se focaliser uniquement sur les femmes voilées, manifestation extrême de la peur des hommes face à leurs désirs (et de leur jalousie aussi), on devrait commencer par des choses bien plus courantes : que des jeunes filles n’osent pas se mettre en jupe au collège, qu’à une certaine heure le métro soit dangereux si on n’a pas de pénis, que des hommes face à une femme seule ne sache pas réfréner leurs pulsions. Ce ne sont pas des « monstres », comme l’a faussement dit Nicolas Sarkozy, car des « monstres » ne seraient aucunement responsables de leurs actes. Ce sont des hommes, et c’est la moitié de l’humanité qu’on devrait interpeler sur cette violence qui est la sienne.
Françoise Giroud disait qu’il y aurait une véritable égalité entre les hommes et les femmes quand on mettrait à un poste à responsabilités une femme aussi incompétente que certains hommes… On en est loin, mais on ferait aussi un grand pas si les filles pouvaient aller et venir où bon leur semble, dans la tenue de leur choix, sans courir aucun risque. .