Une lettre à envoyer, dans une enveloppe rapportée de chez moi, je veux dire de la maison de mon enfance à présent vendue … Instantanément, l’odeur de cette enveloppe fait ressurgir le bureau de mon père avec tous ses détails, les étiquettes sur les meubles, l’agencement des étagères, le bruit de la porte sur laquelle il fallait donner un coup de pied pour l’ouvrir… Tout comme l’odeur d’un foulard de ma mère ressuscite le tiroir de son armoire, puis dans un travelling mémoriel, l’armoire elle-même, la chambre, la fenêtre d’où elle saluait ses voisines, et rêvait mélancoliquement lorsque l’une d’elles disparaissait et que ses volets, en face, restaient fermés.
« Tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté. » A la recherche du temps perdu, Marcel Proust.
La madeleine de Proust est affaire d’odeur plus que de goût. Le goût est limité : sucré, salé, acide, amer, voici tout ce que nos papilles sont capables de distinguer. Ce qui donne du goût aux plats, du caractère aux vins, ce sont leurs effluves, et c’est pourquoi les gens atteint d’anosmie (perte de l’odorat) ne trouvent plus aucune saveur à ce qu’ils mangent et boivent. L’odorat est une mémoire subtile, quelques molécules parfumées suffisent pour que s’enclenchent les images :
-l’odeur de petits-beurre écrasés, limite rances : le fond de mon cartable rouge en carton bouilli du CP, quand j’y oubliais des miettes de gâteaux.
-L’odeur tiède d’un homme, si semblable à la mienne que j’ai su d’instinct que nos peaux aussi se reconnaîtraient, comme des jumelles tactiles.
-Et celle d’un autre qui m’a incommodée bien avant que je réalise que je ne le désirais plus.
-Le parfum des Hélichryses italiennes, fleurs d’immortelles aux effluves d’anis et de curry qui m’avertissent avant la sirène du ferry que nous approchons de « mon » île grecque.
-Les senteurs mêlées d’encens et de bougies de ma petite planète, comme une douche mentale apaisante, dès que j’ouvre la porte.
-Les senteurs de deux ou trois eaux de toilettes masculines, réminiscence immédiate d’une démarche et d’une grâce portées par des molécules de vétiver ou d’ambre. Je me retourne désormais sur les hommes qui les portent.
photo Lars Stephan
-L’odeur des livres neufs qu’on hume avant de lire la première ligne.
-Celle d’amande amère des petits pots de colle blanche : cours de travaux manuels à l’école, on l’étalait avec une minuscule spatule striée qui laissait des traces poisseuses sur les doigts.
-L’odeur du feu de bois dans les rues des villages en hiver : quiétude, silence de rues sans aucun éclairage, longues nuits, lourdes couettes surpiquées.
-Odeur vacancière des viandes grillées au barbecue…
-Odeur de lait caillé, de sueur dans les plis, d’eau de Cologne fraîche mêlée d’un peu de vomi : ça pourrait faire gerber et pourtant quel plaisir, cette odeur sure des bébés !
-Odeur des maisons, de n’importe quelle maison, chacune reconnaissable les yeux fermés, rien qu’en ouvrant la porte.
-Soupe de légumes et désinfectant, terrible odeur des couloirs d’hôpital à 18h.
-Odeur de cire et de pommes : escaliers parisiens, immeuble Haussmann. Je n’ai jamais su pourquoi les pommes…
-Odeur miellée de l’Amsterdamer que fumait mon prof de philo, dans le sillage de laquelle s’élançaient ses élèves féminines envoûtées comme par le petit joueur de flûte.
-Odeurs de soi : humer sa petite culotte, secouer les draps quand on pète. Ces parfums là sont comme les enfants : on n’aime que les siens !
-L'odeur de néoprène, celle des combinaisons de plongée, qui me fait voyager dès que j'ouvre l'armoire où elles passent l'hiver.
-Celle d'eau de javel, associée pour moi non aux tâches ménagères mais aux vestiaires joyeux de la piscine.
-Et sur les lèvres, goût et parfum confondus, les embruns et le sel de la mer…
Ce monde ci est plein d’odeurs, ferment de tant d’images et de sensations. C’est peut-être pour cela que je n’aime pas le monde virtuel : je ne peux pas le sentir.
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