2011, ce n'est pas la pire nouvelle, a été l'année d'une médiatisation sans précédent des pluriamoureux, avec souvent une vision réductrice. Entre les journalistes qui cherchaient des trios (un homme avec deux femmes ou deux hommes avec une femme), ceux qui voulaient savoir « comment on s'organise avec autant d'amants (le « autant » n'étant jamais quantifié mais reflétant le fantasme de l’interviewer) les sceptiques voulant prouver que cela ne peut pas marcher et les convaincus opposant le modèle usé de la monogamie au modèle flambant neuf du polyamour, sans prendre garde au fait qu'on peut être pluriamoureux et vivre également des périodes de relation unique, on a réalisé combien ce sujet, comme tout autre d’ailleurs, est jugé à travers le prisme déformant de la culture, l’histoire et la logique personnelle de chacun, en gommant toute complexité. Complexe pourtant, car au- delà de l'affirmation selon laquelle il est possible d'aimer ouvertement et sincèrement plusieurs personnes, admise aujourd'hui par 67% des auditeurs de Brigitte Lahaie (il y a dix ans, à peu près le même pourcentage affirmait que c'était totalement impossible) au-delà de cette affirmation/définition donc, il n'existe pas deux façons identique de vivre des amours plurielles, et ce choix sera même vécu différemment par toute personne au cours de sa vie, en fonction des encontres et de sa propre évolution. Difficile d'expliquer cela dans une interview d'une heure, réduite après montage à 1 minute trente. Mais au-delà de cette spécificité journalistique, les prismes déformants existent partout.
Les libertins voient surtout le côté multipartenaires des pluriamoureux qu’ils considèrent comme des libertins, disons... sentimentaux. Exunt en revanche les interrogations sur la construction d'une famille de Lutins, sur les conséquences juridiques d'unions plurielles et stables dans un pays de tradition monogame, sur la liberté d'aimer et le territoire personnel de chaque partenaire.
Les serial monogames, qui quittent leur partenaire chaque fois qu’ils ou elles en rencontrent un(e) autre se demandent si les pluriamoureux ne seraient pas des gens qui « n'ont pas le courage de divorcer. » Certains, qui m’ont connue lors des « quarantièmes rugissants » ( « Aimer plusieurs hommes », p. 117 et suivantes) s’étonnent dix ans après que je sois toujours mariée, persuadés que je devais divorcer. Inutile d'expliquer qu'un homme et une femme peuvent sortir séparément sans être brouillés pour autant, inutile de rappeler que le choix du pluriamour est bien antérieur à la quarantaine agitée, inutile de souligner que tout couple de longue durée, monogame ou poly, traverse des périodes houleuses qu'il peut surmonter, ils ne l’entendent pas. Pour eux, le polyamour est le cache-misère de couples en rupture ou un compromis pour sauver le conjugo. Un couple en crise, ça divorce! S'il ne le fait pas, c'est qu'il manque de courage et se ment à lui-même. Etrange d'ailleurs comme les divorcés, autrefois stigmatisés, sont aujourd'hui regardés plus favorablement que les pluriamoureux...
Les frustrés voient ces derniers comme des épicuriens, des jouisseurs effrénés qui mènent une vie amoureuse débridée et insouciante. Inutile de leur dire que, de même que toute mère se demande parfois devant un nourrisson braillard ou un ado renfrogné pourquoi diable elle a pondu des mouflets (tout en les adorant) toute personne mono ou poly, se demande parfois ce qu'elle fait avec son ou ses partenaires débiles. L'avantage du Lutin est de pouvoir fuir le ronchonchon du moment et se refaire une santé avec un amoureux mieux disposé, qui contribue à lui rendre la sérénité nécessaire pour ne pas trucider le ronchonchon. L’inconvénient du polyamour est que plusieurs amoureux signifient aussi plusieurs risques de crise. Si chacun fait la sienne l'un après l'autre, c'est comme avoir deux filles espacées de six ans : douze ans d'adolescence à affronter, il faut une santé de fer ! L'avantage du pluriamour, c'est que le goût de l'indépendance autorise à claquer la porte en disant « Vous me fatiguez, je me retire dans mon tipee et reviendrai quand tout sera calmé ». L'inconvénient du pluriamour est que l'habitude d’être attentif à chaque relation amène immanquablement à se demander si on est responsable ou non de cette épidémie de ronchonchonnerie. Bref, c'est une vie passionnante mais ni 100% épicurienne, ni 100% facile. Cependant, inutile de l'expliquer aux frustrés, ils ne retiennent qu'une chose : vous avez une multitude de jolis souvenirs amoureux alors qu'ils se demandent encore s'ils vont oser aborder la collègue de bureau qu'ils croisent chaque jour dans le RER.
Les lubriques considèrent le polyamour comme l'autorisation de « s'envoyer en l'air » sans risque de révolvérisation par un(e) conjoin(e) jaloux(se). Combien de lettres de lecteurs sur le thème « j'ai eu la révélation avec vos livres, c'est comme ça que je veux vivre, dites-moi comment convaincre ma femme d'être Lutine, elle est très possessive. » Inutile d'expliquer qu'on ne rend pas une personne moins possessive en lui brandissant sous le nez « le Guide des amours plurielles » comme une méthode A Mimile de l'adultère heureux, mais plutôt en la rassurant sur ce qu'elle représente et sur l'amour qu'on lui porte, bref en allant sur son terrain et en l'aidant à dissiper ses craintes et son manque de confiance. Trop compliqué pour un simple alibi au désir d'adultère, que le lubrique exprime en faisant passer l' opposante au polyamour pour une fieffée rétrograde. ( par parenthèse, les pluriamoureux ne condamnent pas la monogamie, ils font juste un autre choix)
Bref, ce qui semble évident à certains est Martien pour d'autres, pas plus bêtes qu'eux. Question de logique de pensée différente. A un Lutin qui me demandait comment faire pour ne pas gêner ses trois amoureuses – dont chacune connaît l'existence des deux autres sans pour autant les fréquenter- si elles se trouvaient invitées à la même soirée que lui, j'ai répondu qu'il n'était nullement obligé de les câliner en public ensemble, et même pas l'une après l'autre. « La vie amoureuse s'appelle vie privée, ce n'est pas pour rien. » (ça c'est dans « Jouer au monde ») Alors même si l'on est très heureux d'être un Lutin, même si on jubile d'avoir acquis une liberté amoureuse dont on ne se croyait pas capable, même si on découvre avec délices la variété et la multiplicité de ses désirs, ce sont des jardins privés qu’on n’est pas obligé d'ouvrir à tout le monde, sous peine d’être incompris « vu de l'extérieur » .