1986 : premier voyage à Cuba, à une époque où l’île vivait bien grâce au commerce avec l’URSS, malgré l’embargo américain. Je découvre combien chaque visiteur juge le régime en fonction de ses a priori : les uns comme un paradis, les autres comme une prison. 1987 : Jean Ziegler, rapporteur de l’ONU pour le droit à l’alimentation rencontre Thomas Sankara, président du Burkina Faso qui veut célébrer la mémoire de Che Guevara, assassiné le 9 octobre 1967. Sankara, qui a 38 ans se tourne vers Ziegler : « Il avait quel âge, le Che, lorsqu’il est mort ? – 39 ans. » Sankara murmure, pensif : « Est-ce que j’arriverai jusque là ? » Le 15 octobre 1987, Sankara est assassiné lors du coup d’Etat mené par son ami Blaise Compaoré avec le soutien de la France et d’Houphouët-Boigny alors président de Côte d’Ivoire.
Thomas Sankara a rebaptisé la Haute-Volta en Burkina Faso (Pays des hommes intègres), avec le souci de rendre au pays une dignité, une autonomie et l’indépendance économique. Contre la domination des grandes puissances et pour la participation du peuple au pouvoir, le pays doit vivre de ses propres forces et ressources. Sankara roule en Renault 5 et s’habille de costumes dessinés et fabriqués au Burkina-Faso. (le fameux "consommons Burkinabé "). Il lance un programme global de développement : campagne massive de vaccination qui fera chuter le taux de mortalité infantile alors le plus haut d’Afrique, constructions d’écoles et d’hôpitaux, plantation de millions d’arbres pour faire reculer le Sahel, grande réforme agraire de redistribution des terres aux pay sans , élévation des prix agricoles et suppression des impôts agricoles, institution de Tribunaux Populaires de la Révolution (TPR) pour lutter contre la corruption (aucune peine de mort n’y sera prononcée), mesures de libération de la femme (interdiction de l’excision, réglementation de la polygamie, participation à la vie politique, etc.), aides au logement : baisse des loyers, constructions de logement pour tous), etc
Pourquoi rapprocher Che Guevara et Sankara ? Parce que ces deux hommes voulaient réduire les injustices économiques et les écarts entre riches et pauvres. Ils rêvaient tous deux d’un monde nouveau (Guevara disait « un homme nouveau »). Ils ont connu de fortes oppositions et y ont répondu par la force : tribunaux populaires, et (pour Che Guevara) un certain nombre d’exécutions d’opposants. Il y a dans les deux cas un idéal terni par un glissement autoritaire, mais ce glissement autoritaire, dans les deux cas, répondait aux attaques d’ennemis furieux de voir deux pays essayer de sortir de la logique (capitaliste/ colonialiste) qui les avaient jusqu’ici enfermés. Et pour écraser toute velléité de communisme ou d’indépendance, certains Etats n’ont pas hésité à faire le lit de l’Islam intégriste (Ben Laden, rappelons le est un pur produit de la CIA) ou de chefs d’Etat corrompus en Afrique. L’Afrique est mal partie depuis 40 ans ? Chaque fois qu’un pays africain a voulu se libérer sans la tutelle de l’Occident, son chef a été tué. Je me souviens de Patrice Lumumba, torturé et exécuté avec la complicité de la Belgique. Mon père, qui travaillait alors au Sénégal nous avait dit « Pour une fois qu’ils avaient un type bien, on le tue, quel gâchis ! »
Certes, il y a beaucoup à redire sur le Cuba d'aujourd'hui. Ceux qui présentent aujourd’hui le « mythe Guevara » comme un guerrier sanguinaire ne s’en privent d’ailleurs pas, sans que cela les gêne pour autant d’aller faire la cour à Bush, Poutine, ou les dirigeants chinois qui ont un nombre infiniment plus élevé de morts sur la conscience, ou de s’émerveiller sur le développement en Asie qui traite en esclaves tant de pay sans et petits ouvriers.
2001,2004, 2007 : autres séjours à Cuba, dont un en voiture avec un ami parlant espagnol, ce qui nous a permis de loger chez l’habitant et de parler avec des cubains hors circuits touristiques. Ils critiquaient beaucoup de choses avec une étonnante liberté de parole, y compris dans les restaurants où nous les invitions. Mais ils reconnaissaient la qualité des écoles, celle des médecins cubains, le droit à la culture, et surtout ils avaient la fierté d’être Cubains, la fierté d’être un peuple libre même s’ils manquaient de liberté individuelle et le déploraient. Une vieille dame que je regardais danser une salsa torride avec un superbe cavalier de trente ans de moins qu’elle a surpris mon regard et m’a apostrophée. On m’a traduit ses paroles : « Madame, ici il n’y a ni jeunes ni vieux, ni riches, ni pauvres, ni noirs ni blancs, il y a des êtres humains ». J’ai vu en 2001, bien avant le Grenelle de l’Environnement, une pancarte dans un magasin d’Etat indiquant : « Avant d’acheter quelques chose, demande toi si tu en as besoin, si l’objet a été fabriqué dans de bonnes conditions, s’il ne nuit pas à l’environnement ». Jamais vu ça ailleurs ! J’ai dîné avec une danseuse à la Havane, qui m’a raconté son enfance miséreuse sous Batista, petite fille d’ouvriers agricoles dans l’Est de l’ïle. « Sans Castro, jamais je n’aurais appris à lire, jamais je ne serais devenue danseuse ». Elle en pleurait. De reconnaissance. Cuba est le seul endroit entre 1998 et 2003 où au lieu de nous dire comme partout « vous êtes français ? Zinedine Zidane ! » On nous a dit : « Vous êtes français ? Victor Hugo, Robespierre, Zidane. » Où nous avons parlé de littérature française tout une soirée avec des étudiants à Santiago , en nous sentant honteux de si mal connaître leur propre littérature.
On s’est rattrapé avec les orchestres : peu de CD, peu de matériel de sono- manque d’argent- mais partout des musiciens avec leurs instruments, souvent de qualité. Je terminerai par la supplique d’une jeune militante : « On n’est pas parfaits, c’est vrai, on ne vous demande pas de vivre comme nous. Mais au moins, laissez-nous essayer sans nous mettre de bâtons dans les roues. »
Che Guevara etThomas Sankara sont morts avant que le pouvoir ne les pourrisse… Depuis, l’idée même d’un monde moins inégal est qualifiée d’utopie, et ceux qui s’en offusquent dûment sommés d’être réalistes : « La mondialisation coco, la loi du marché !!! » en oubliant que ces deux mamelles de l’économie prédatrice ne sont pas des lois biologiques ou physiques mais des créations purement humaines. Inhumaines.
PS. Pour s’éclaircir les idées, allez voir « Le rideau de sucre », documentaire tourné par une Cubaine, qui montre les deux côtés du miroir, l’ombre et la lumière. Lire, de Jean Ziegler (un type formidable, qui témoignait dans le documentaire « we feed the world », avec un humanisme inébranlable) : « L’empire de la honte » et « les maîtres du monde et ceux qui leur résistent. »