Comme il est souvent dit que je suis « inclassable » à déambuler ainsi dans le roman érotique, l’essai, le thriller écologique, le roman/roman… je me suis demandé si, tout de même, il n’y avait pas un point commun dans mes écrits, puisqu’il est courant d’affirmer qu’on écrit toujours la même histoire. C’est ainsi que j’ai découvert qu’il n’y a aucun couple dans mes livres.
Dans « Le jeune homme au téléphone » David papillonne, puis sort plus sérieusement avec Caroline, mais avoue à l’héroïne du livre: « Je joue avec de belles inconnues, je suis amoureux de Caroline avec qui je n’arrive ni à jouer ni à me livrer vraiment et je livre à vous dont je ne suis ni amant ni amoureux. »
On retrouve Elle, l’héroïne, dix ans plus tard sous le nom d’Alice, dans « Les latitudes amoureuses », toujours liée au jeune homme et à quelques autres. Elle vit quelques semaines avec le bel Australien Neil dont elle tombe éperdument amoureuse… jusqu’au jour où celui-ci lui propose une vie de couple dont elle ne veut pas« Je suis capable d’aimer passionnément et d’aimer éternellement, mais je refuse de confier ma vie à un seul homme… Plusieurs fois, j’ai cru rencontrer, comme on dit, l’Homme de ma vie. Ce qui signifie en clair que plusieurs hommes étaient capables de l’être, et non pas un seul sur terre comme on l’enseigne aux petites filles. Pour que le monde progresse, David, il a fallu des scientifiques, des littéraires, des maçons, des cultivateurs, des aventuriers, des danseurs, et même des flics et des épiciers à blouse grise et crayon sur l’oreille. Pour qu’une vie s’épanouisse, je pense qu’il faut aussi des amours variées et qu’on ne peut pas abandonner son existence à un seul être, si brillant soit-il. Mais comment expliquer à un homme qui croit vous faire le cadeau du siècle en vous demandant de renoncer à votre liberté pour vivre avec lui que son cadeau est empoisonné ? Surtout lorsque cet homme vous attire de façon éhontée et vous émeut à en pleurer. » Neil reste et restera dans sa vie, pour l’homme qu’il est, aventureux, intègre, passionné, bourru, complexe, mais pas pour sa proposition de mariage : « Elle revit les fonds marins qu’elle avait explorés avec Neil, les étoiles de mer bleu électrique et les coraux géants, elle retrouva dans sa mémoire l’odeur du hangar à avions… Elle se souvint d’une soirée où tous deux avaient joué au poker… Elle se rappela les petits déjeuners rustiques, où Neil était capable d’avaler une demi douzaine de saucisses grillées en même temps que son café, et du plaisir qu’elle avait eu à bavarder avec lui certains après-midi tandis qu’il se douchait, nu dans le jardin, et la laissait le contempler sans aucune gêne… C’est de cet homme qu’elle était tombée amoureuse, de cet aventurier généreux qui lui ouvrait sa vie sans restrictions. C’est cet homme là qu’elle avait désiré, parce qu’il lui avait paru immense et sans limites, mais il avait suffi qu’ils fassent l’amour pour que surgissent des limites. L’aventurier s’était mué en petit propriétaire soucieux de défendre son territoire. »
Pas de couple non plus dans « Ce qui trouble Lola ». La démarche est volontaire : « Elle ne cherche pas « l’homme de sa vie » ni même un modèle d’homme précis. Elle a trop de curiosités pour ces drôles d’êtres qui composent la moitié de l’humanité pour les résumer en un seul. Un jour, peut-être… Mais avant, elle veut les regarder vivre, les écouter, les toucher, les sentir, les questionner. Elle prendra le temps qu’il faut pour explorer leur monde, en gommant tous les enjeux qui altèreraient son impartialité, les questions d’argent, l’envie d’un enfant, les jeux de pouvoir, la peur de l’autre, la peur de soi, les mythes amoureux. »
OK, diront certains, mais il s’agit de textes érotiques, il est normal qu’on n’y trouve pas de couples. Curieuse remarque qui sous-entendrait que couple et érotisme sont incompatibles, mais soit. Dans « l’Algue fatale », thriller écolo le seul couple existant, un biologiste et sa femme avec qui il travaille, est en crise. « Elle s’ennuie avec toi » fait remarquer Mathias, l’adjoint du chercheur. Ce dernier soupire : « Je vois bien, mais je ne comprends pas. » - Tu sais, coucher avec le patron c’est drôle quand on veut le séduire. Mais quand on l’a déjà épousé, on a l’impression d’être toujours au boulot…
Hélène, la femme de Pierre, personnage principal, a pris de la distance sans pour autant souhaiter quitter son mari : « Ce n’est pas une question d’amants ou de maîtresses, (c’est) une question de vie. Il y a des années que je me regarde marcher à côté de la vie sans me sentir concernée par elle, que je me demande pourquoi tant et tant de matins et de soirs tous pareils, des années que je bous avec un couvercle sur la tête… Il arrive fatalement un moment où la marmite explose. Ce n'est pas cet homme que tu as vu qui a fait sauter le couvercle. C'est parce que j'ai fait sauter le couvercle que j'ai pu rencontrer cet homme… J’ai 38 ans, Pierre, il est temps que j’existe enfin et il est hors de question que j'y renonce."
Même réaction chez Julia, la jeune femme de « Sexe, cuisine et (in)dépendance : Et toi ? Comment ça va avec Vincent ? lui demande sa copine Marie.
- Moyen moyen… On a passé le cap des deux ans et demi…
-… et l’amour dure trois ans ?
- Même pas. Je crois surtout qu’il n’est pas ma priorité. Ce n’est pas que je refuse de m’engager ou de vivre une histoire sérieuse, mais pour l’instant ça me branche plus de voyager et de découvrir des tas de gens que d’avoir « mon mec à moi. » Comme je n’ai pas envie non plus qu’on s’engueule et qu’il soit malheureux- je l’aime bien, Vincent- on a décidé de faire un break et ça me fait un bien fou.
Reste Marine, l’héroïne de « Jouer au monde » qui croit avoir trouvé l’homme idéal avec Antoine, au point d’en devenir quasiment dépendante. Oui mais… il y a la mère d’Antoine, qui quitte un jour son foyer : « Elle avait atteint ce point de non-retour où il ne suffit pas de caresser un rêve de fuite pour arriver à vivre ».Ce n’est pas du désamour, elle laisse une lettre à son mari : « Il ne comprendrait pas, bien sûr, mais après douze ans de vie commune elle ne pouvait se résoudre à disparaître sans un mot, sans lui dire les sentiments qu’elle éprouvait toujours pour lui. Elle pensa qu’il allait la détester, et elle continuer à l’aimer. Curieux paradoxe. » C’est l’envie d’être libre : « Elle s’étonna du sentiment de liberté qui l’envahit soudain comme une jubilation. Il y avait des années qu’elle ne s’était pas aventurée seule sur une route déserte à cinq heures du matin… Durant douze ans, elle avait mené une vie lumineuse, sans un regard pour ses zones d’ombre. Elle s’était appliquée à domestiquer ses pulsions, à enfouir ses secrets… Elle ne se demanda pas de quoi serait fait son lendemain. C’est précisément pour ne plus avoir de réponse à cette question qu’elle partait. »
Et de la même façon, Marine s’affranchit de la dépendance à Antoine quand elle perçoit sa possessivité (je ne raconte pas, au cas où certains ici n’auraient pas encore lu cet excellent roman J)
Cette constance dans le refus non pas de l’Amour ou d’un projet de vie avec quelqu’un mais dans le refus de l’entité « couple » aussi vague et étrange que « les marchés » dans la bouche d’un économiste, ce couple qu’il faudrait préserver, protéger, stimuler comme si point de vie amoureuse en dehors de lui vient de loin. Dans un manuscrit écrit à 24 ans « Entre les deux, la vie… » et jamais publié, j’avais imaginé Anne, héroïne moderne, publicitaire, marié à un bel architecte, couple ouvert sur d’éventuelles liaisons transparentes l’un à l’autre, etc… Mariage libre, comme on disait dans les années soixante-dix. Pourtant, à la fin du livre elle partait :
« Elle aura une petite valise toute légère, on ne se charge pas quand on part à la recherche de soi-même. Anne ne renie pas son bonheur, elle y tient beaucoup, le soigne, le cajole… mais il arrive toujours un matin, ou plus souvent un soir où l’on se dit : « Le bonheur, oui, et après ? » On se dit ce jour là qu’on a passé avec succès le cap de la naissance. Que l’autre cap, le grand, sera de bien savoir mourir. Et entre les deux, fragile et dérisoire, la vie. Alors un soir on quitte son travail sûr pour un autre imprévu et fragile en rêvant de biographies qui diraient : « il a été plombier, explorateur, marchand de chaussures et savant » au lieu de dépeindre le fil monotone d’une carrière brillante menée de l’enfance à la mort. .. Savoir en somme renaître seul. Et recommencer. »
La fuite omniprésente dans mes livres. Pas étonnant qu'« Eloge de la fuite » de Henri Laborit soit un de mes livres préférés, ni que je fasse mienne la phrase de Benoîte Groult : « Aimer, c’est rester deux, jusqu’au déchirement parfois. »
« Luc sourit, Lola verra si elle le vit un jour, c’est une vérité soigneusement cachée, on préfère parler d’amour et de partage, la grande escroquerie du couple c’est de ne pas révéler qu’en fusionnant, chacun s’est amputé d’une part de lui-même et n’aura de cesse de la retrouver au prix d’un affrontement quotidien avec l’autre, tout être humain n’a qu’une obsession : se sentir exister, l’ego est mille fois plus puissant que l’amour, ne s’en détachent vraiment que les saints ou Bouddha, mais pour y parvenir, la plupart ont vécu solitaires ! «Vois-tu Lola, dès qu’on est amoureux le compte à rebours commence, on se croit en sécurité, mais c’est déjà la tendre guerre. Christine est avocate, chaque jour elle reçoit des couples qui se séparent, des gens qui se sont aimés au point de vivre ensemble et de faire des enfants, mais qui sont capables de se haïr avec une force inouïe lorsqu’ils divorcent. » (Ce qui trouble Lola)
C’est peut-être pour avoir su cela très tôt, pour avoir regardé autour de moi vivre, s’aimer et se déchirer tant d’hommes et de femmes, pour les avoir vus refaire promptement leur vie après un deuil ou une séparation- rien de tel pour remettre l’ego à sa juste place !- pour avoir librement et passionnément exploré la planète masculine, que je peux vivre avec un homme sans jamais penser « couple », laisser la porte ouverte et l’aimer depuis 40 ans malgré toutes nos différences et nos divergences.